Passer au contenu principal
Michel Rodrigue et Chuck Bruce
La profession

Des CPA luttent contre la stigmatisation en santé mentale

Deux CPA, Michel Rodrigue et Chuck Bruce, combattent la stigmatisation entourant la santé mentale des employés

Au printemps 2005, Michel Rodrigue, conseiller en affaires publiques à Toronto, reçoit, en plein cours à l’université, un appel troublant. Un ami proche s’est suicidé, laissant derrière lui une femme et deux enfants. La perte tragique de cet ami, qui souffrait secrètement de maladie mentale, le déconcerte complètement. « Il avait une famille aimante et d’excellents amis, dit-il. Ce fut bouleversant pour nous tous, et une confrontation avec la réalité, pour moi. Jusque-là, je n’avais jamais mesuré tout l’impact d’un suicide sur l’entourage. »  

Son ami est l’un des 3 743 Canadiens morts par suicide en 2005. Cette année-là, il s’agissait de la neuvième principale cause de décès, derrière la maladie d’Alzheimer et devant l’insuffisance rénale. Principal facteur de risque de suicide depuis longtemps, la maladie mentale  touche des Canadiens de tous les milieux. Des études montrent aussi que la maladie la plus courante dans ces cas est la dépression : environ 60 % des victimes en souffrent. 

Bon nombre de ces décès déconcertent complètement famille et amis, notamment à cause de l’opprobre qui entoure la maladie mentale et ses effets néfastes, dont les troubles de l’humeur comme la dépression, et les troubles liés à la consommation d’alcool ou de médicaments pharmaceutiques (30 % des personnes atteintes de maladie mentale souffriront de dépendance au cours de leur vie). Cette stigmatisation sociétale tient aux peurs profondes et aux idées fausses concernant la nature et les causes de la maladie mentale, ainsi qu’aux normes culturelles qui perpétuent la discrimination et la marginalisation envers les personnes qui en souffrent. « Autrefois, nos sociétés passaient la maladie mentale sous silence et isolaient les personnes à l’hôpital ou à l’asile, rappelle Michel Rodrigue. Même en 2005, j’ai remarqué que bien des gens n’en parlaient pas et ne demandaient pas d’aide parce qu’ils avaient honte. Ainsi, beaucoup d’entre nous ignoraient tout de la maladie mentale. »  

En 2006, cette stigmatisation persistante a donné lieu à la publication d’un important rapport intitulé De l’ombre à la lumière, commandé par le Sénat du Canada. On y traitait des lacunes des services de santé mentale et de traitement des dépendances au Canada, et des recommandations pour surmonter les préjugés tenaces entourant la maladie mentale. Il soulignait aussi un grand obstacle aux soins : jusqu’à 72 % des personnes ayant des problèmes de santé mentale ne recevaient aucun traitement au cours d’une année donnée. Le sénateur Michael Kirby a mené des efforts inlassables de sensibilisation qui ont été à l’origine de cette publication, puis de l’établissement, en 2007, de la Commission de la santé mentale du Canada (CSMC) – dont il a été le premier président.  

En 2012, afin d’améliorer les services de santé mentale et de les rendre accessibles à tous les Canadiens, la CSMC a entrepris d’élaborer une norme nationale de santé et de sécurité psychologiques au travail. Chuck Bruce, CPA de St. John’s (T.-N.-L.), était l’un des dirigeants d’entreprise invités à se joindre au comité technique de la norme nationale. Spécialisé en gestion de patrimoine et en administration de régimes de retraite, il s’implique dans le secteur de la santé mentale depuis le début des années 2000, où il devient chef de la direction d’une fiducie testamentaire en Nouvelle-Écosse. « J’ai constaté que la maladie mentale entraînait des coûts énormes et que je n’y connaissais pratiquement rien », dit-il. Il a décidé d’en apprendre davantage sur les répercussions de la maladie mentale en milieu de travail en consultant des experts de sa collectivité. Ces démarches l’ont amené à devenir administrateur bénévole de l’Association canadienne pour la santé mentale, un organisme de sensibilisation sans but lucratif, puis président de sa division néo-écossaise.  

En déterminant le motif pour lequel de nombreux employés s’absentaient pour cause d’invalidité de longue durée, il s’est aperçu que bien des employeurs n’étaient pas conscients de la prévalence de la maladie mentale. « L’employé prétexte souvent une maladie physique en présentant sa demande de congé », explique-t-il. De concert avec des experts, il a voulu sensibiliser le public aux pratiques exemplaires et aux ressources utiles à la réintégration des employés au travail. « Rares étaient les employeurs qui réussissaient à bien réintégrer leurs employés après un congé lié à la maladie mentale », observe-t-il.  

En raison des efforts fructueux de Chuck Bruce à cet égard, la CSMC, nouvellement établie, l’a recruté au sein de son comité consultatif, puis au comité technique de la norme nationale de l’Association canadienne de normalisation. L’objectif ambitieux du comité était de créer un cadre de travail complet qui offrirait gratuitement aux organisations les ressources et les outils nécessaires pour promouvoir la santé mentale, stimuler la productivité, fidéliser les employés et optimiser la gestion des risques. Lancée en 2013, la Norme nationale du Canada sur la santé et la sécurité psychologiques en milieu de travail est la première du genre; elle a depuis inspiré d’autres pays du G7 et du G20. Président de la CSMC depuis 2019, Chuck Bruce supervise un projet de recherche documentant la mise en œuvre de cette norme depuis les 11 dernières années.  

Quant à Michel Rodrigue, en 2015, après avoir été pendant quatre ans dirigeant principal de l’information à l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada (IPFPC) à Ottawa, il envisageait un changement de carrière. Hanté par le suicide de son ami dix ans plus tôt, il souhaitait empêcher ce genre de tragédie d’affecter d’autres familles et leur entourage. « C’est alors que s’est présentée l’occasion de travailler avec la CSMC, se rappelle-t-il. Sans être médecin ni spécialiste en santé mentale, je voulais utiliser mes compétences en communication et mon sens de l’organisation pour aider les experts à trouver des solutions. » D’abord nommé vice-président, Opérations, il est ensuite devenu vice-président, Affaires externes, puis président et chef de la direction en 2021. 

En soutenant le mandat de la CSMC, Chuck Bruce et Michel Rodrigue emploient leurs compétences financières de CPA pour faire valoir aux organisations de tout le pays les avantages de consacrer plus de ressources à la santé mentale et à la connaissance de ce domaine. « Nous voulons montrer qu’il ne faut pas considérer la santé mentale comme une charge, mais plutôt comme un investissement dans l’effectif de l’entreprise », explique Chuck Bruce. Pour étayer cet argument, Michel Rodrigue cite une étude de Deloitte Canada (2019) selon laquelle les entreprises offrant un programme de santé mentale depuis un an enregistraient en moyenne un rendement annuel du capital investi de 1,62 $ par dollar dépensé. Chez celles qui avaient un programme en place depuis trois ans ou plus, ce rendement s’élevait à 2,18 $ par dollar investi. « L’inaction à l’égard de la santé mentale a un coût : risque juridique, absentéisme, taux de rotation élevés, griefs en milieu syndiqué, accidents de travail et maladies qui s’ensuivent, ajoute Chuck Bruce. Les CPA étant reconnus pour leur vision à long terme, nous sommes bien placés pour évaluer la valeur réelle de la réflexion à long terme à l’égard des investissements en santé mentale. » 

Si l’argument financier est un incitatif important, les deux CPA estiment aussi que la haute direction doit donner le ton pour que la culture organisationnelle en matière de santé mentale puisse évoluer. « Depuis neuf ans que je travaille en santé mentale, et l’une des choses qui m’ont le plus frappé est la grande importance du leadership », affirme Michel Rodrigue, qui souligne le rôle exceptionnel des CPA au sein de leur organisation et de leur milieu d’affaires pour favoriser le changement culturel. Que ce soit dans une PME ou un conglomérat multinational, le CPA participe, de par la nature de son poste, à presque tous les aspects de l’entreprise : ressources humaines, finance, conformité et certification, gestion des risques, prise de décisions stratégiques, etc. Grâce à sa profonde connaissance des besoins et des capacités des différentes facettes de l’organisation, il sait naturellement déléguer des responsabilités aux personnes les mieux aptes à les assumer.  

Plusieurs cours et programmes de la CSMC fondés sur des éléments probants reposent sur une consultation attentive auprès d’experts en santé mentale et de personnes ayant souffert de maladie mentale. Les cadres apprennent à gérer une situation où un employé éprouve des problèmes de santé mentale et à l’orienter vers des professionnels qualifiés. L’adoption généralisée du cours Premiers soins en santé mentale de la CSMC, suivi jusqu’ici par plus de 750 000 Canadiens, constitue une réussite exceptionnelle à cet égard.  

Il existe une distinction essentielle entre les premiers soins en santé mentale et les premiers soins physiques, explique Chuck Bruce : les cadres ne traitent pas directement un problème de santé mentale, comme on appliquerait un bandage sur une blessure physique. « Ce n’est pas au cadre formé en premiers soins en santé mentale de poser un diagnostic et d’offrir un programme de traitement. Il s’agit d’abord et avant tout de respecter la personne en détresse. Une fois établie cette relation de confiance, le cadre est formé pour répondre efficacement à la personne en difficulté et recommander les ressources et les services appropriés. » Cette approche cultive un type de leadership différent et plus efficace : au lieu de tenter de résoudre les problèmes de santé mentale d’une personne directement (ce qui peut présenter des risques liés au manque de connaissances pertinentes et à la dynamique cadre-employé), le cadre est un facilitateur compréhensif, prêt à soutenir sans jugement le bien-être à long terme de la personne.  

Aujourd’hui, les deux CPA se réjouissent que le Canada ait grandement réduit la stigmatisation entourant la maladie mentale, tout en reconnaissant qu’un long chemin reste à faire. Au lendemain de la pandémie, les taux de dépression et d’anxiété restent dramatiquement élevés. « Chaque semaine, plus de 500 000 Canadiens s’absentent du travail à cause d’un problème de santé mentale, souligne Michel Rodrigue. La perte de productivité due à la maladie mentale coûte à l’économie canadienne pas moins de 50 G$ par année. » Au Canada, les problèmes de santé mentale représentent de 30 % à 40 % des cas d’invalidité de courte durée, et 30 % des cas d’invalidité de longue durée. Une statistique l’inquiète particulièrement : un Canadien sur cinq souffrira d’une maladie ou d’un problème de santé mentale au cours d’une année donnée. « Ce chiffre doit nous inciter à agir », affirme-t-il.  

Chuck Bruce et Michel Rodrigue croient qu’en mobilisant les compétences financières et les aptitudes en leadership des CPA, la profession a un rôle essentiel à jouer pour sensibiliser la société canadienne et l’inciter à promouvoir énergiquement la santé mentale, tant au sein des organisations que par du bénévolat ou une carrière axée sur la santé mentale.  

La profession donne déjà l’exemple en prenant des mesures importantes pour soutenir la santé mentale des CPA. Ainsi, les Quatre Grands ont instauré des programmes en ce sens : EY et Deloitte offrent aux employés et à leurs personnes à charge une couverture annuelle en soins de santé mentale de 5 000 $ et 4 000 $, respectivement (les chiffres sont de 3 000 $ chez KPMG et de 2 500 $ chez PwC). Autre exemple éloquent : la nomination, en 2017, de Denis Trottier, premier responsable, Promotion de la santé mentale chez KPMG au Canada; il s’agit du premier poste du genre au pays.  

Originaire d’une petite ville ontarienne où le sujet était tabou, Denis Trottier a combattu la dépression en silence pendant des années avant de surmonter les préjugés en demandant de l’aide et en recevant un traitement. Aujourd’hui, orateur très prisé, il parcourt le pays pour amener des clients de KPMG et des cadres supérieurs à mettre sur pied de nouvelles ressources en santé mentale et à faire connaître des ressources existantes mais sous-utilisées. Par exemple, chez KPMG, le Programme d’aide aux employés et à leur famille enregistre en moyenne un taux d’utilisation annuel de près de 15 %, contre 10 % pour les cabinets de services professionnels. 

En octobre dernier, au Sommet One Young World à Belfast, Denis Trottier a entretenu 2 000 jeunes dirigeants de l’importance de prendre en compte la santé mentale aux plus hauts niveaux de l’entreprise. « La COVID-19 a accéléré l’adoption d’outils technologiques et de la semaine de travail hybride, mais c’est la nouvelle génération qui continue d’alimenter cette transformation, soutient-il. Ayant vécu la honte liée à la maladie mentale, je me réjouis de voir de jeunes professionnels prioriser leur santé mentale et exiger de leur employeur des prestations adéquates à cet égard. » 

Il voit son rôle, à l’instar d’autres CPA, comme celui d’un ambassadeur pouvant aider les clients et les entreprises canadiennes à instaurer au travail une culture ouverte aux questions de santé mentale et à comprendre que le principal actif d’une organisation est son personnel. « Les services professionnels ont toujours adopté une approche axée sur les clients : heures facturables, prestations et respect des échéances, explique-t-il. Mais si l’on adopte une approche axée sur les employés, on amène ceux-ci à prendre soin de leurs collègues, de leurs clients, de leur famille et, naturellement, d’eux-mêmes. » 

Aux CPA qui envisagent le bénévolat en santé mentale, Chuck Bruce donne l’exemple en cumulant les postes de président de la CSMC et de chef de la direction de Provident10, qui administre le régime de retraite de la fonction publique de Terre-Neuve-et-Labrador. « À l’échelle locale ou nationale, les organismes de santé mentale ont besoin de l’aide et des conseils que peuvent offrir les CPA, affirme-t-il. Si la santé mentale vous tient à cœur, consacrez un peu de votre temps à cette cause. Je n’ai jamais guéri personne ni ne prétends le faire un jour, mais je trouve gratifiant, personnellement et professionnellement, de travailler en santé mentale depuis 22 ans. Avec le recul, il s’agit du point fort de ma carrière. » 

Michel Rodrigue est, lui aussi, reconnaissant de la satisfaction qu’il a connue pendant ses neuf années à la CSMC, surtout lorsqu’on lui rappelle avec émotion l’incidence positive de ses efforts. « Des premiers répondants, policiers ou pompiers, nous ont confié que nos programmes leur avaient sauvé la vie ou celle d’un collègue, mentionne-t-il. Je suis très fier de l’apport que je peux offrir à la société, mais il reste encore beaucoup à faire avant que tous les Canadiens aient accès à des services de santé mentale au besoin. Nous n’y sommes pas encore, malheureusement, mais cet objectif continue de me motiver. »  

Il est confiant que d’autres CPA trouveront une carrière en santé mentale tout aussi motivante. « Contribuer à améliorer la santé mentale des Canadiens est une responsabilité difficile mais importante, et les CPA ne reculent jamais devant une tâche d’envergure. »