Portrait de Michael Cherny
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Michael Cherny change le visage du milieu des affaires canadien

En assumant sa transidentité, Michael Cherny, chef d’équipe chez Deloitte, symbolise la rupture avec le conservatisme de Bay Street.

Portrait de Michael ChernyMichael Chernychef d’équipe du groupe national d’audit chez Deloitte (Photo Katherine Holland) 

Premières journées d’août à Toronto. Assis dans une salle de conférence feutrée de Deloitte, Michael Cherny ressemble à n’importe quel jeune loup de Bay Street : coiffure soignée, hâle parfait, complet gris perle, montre imposante, bracelet Fitbit. Seul clin d’œil d’une tenue irréprochable, des chaussettes à pingouins en nœud papillon sur fond sarcelle, cadeau de sa copine, Caroline. L’assurance affable et le sourire éblouissant de ce chef d’équipe du groupe national d’audit évoquent ceux de l’animateur d’une émission de fin de soirée dont on vient de renouveler le contrat.

Il y a un an, Michael arborait pratiquement la même allure – costume cintré, mèches lissées – et le même indéniable aplomb. Toutefois, il se serait présenté et aurait été connu de sa famille comme de ses collègues sous un autre nom, celui de Michelle. Le 8 janvier 2019, jour de son 28e anniversaire, Michael a publié dans tous ses comptes de médias sociaux une photo le montrant debout dans le hall d’entrée de Deloitte, en complet gris et cravate bleue, affichant un sourire radieux : c’était sa fête! Légende de la photo : « Salut! Je m’appelle Mike. Je célèbre mon premier jour de vérité. »

Cette vérité – sa transitude –, Michael la connaît depuis une vingtaine d’années. Mais dans la culture traditionaliste des grands cabinets, on chercherait en vain quelqu’un de haut placé qui aurait osé assumer pleinement son identité de genre, comme il a eu le courage de le faire. Sa décision a marqué un tournant dans le milieu des affaires.

Né de parents réfugiés venus de l’ex-Union soviétique et établis à King City, en Ontario, Michael ne s’est jamais senti à l’aise comme fille. Il y avait quelque chose en lui qui se rebiffait. Avant même de pouvoir mettre des mots sur son malaise, l’inconfort s’est manifesté sans ambiguïté; il s’en rend compte aujourd’hui. Il protestait dès qu’on l’obligeait à porter une robe, insistait pour garder les cheveux courts et s’habillait au rayon des garçons. Et quand il jouait à des jeux vidéo, il créait des avatars masculins – qui s’appelaient toujours Michael.

S’il vivait une certaine ambivalence quant à son genre, il n’avait aucun doute sur son orientation sexuelle. À huit ans, tard un samedi soir, il tombe sur le feuilleton lesbien The L Word. Une révélation. Des femmes attirées par d’autres femmes. Michael ressentait la même chose. Il s’en ouvre à sa mère, qui lui assure que ce n’est qu’une passade, et qu’à son âge, on hésite, on s’interroge. « C’est une réaction courante, constate-t-il maintenant. Le parent cherche à protéger l’enfant. Dans le pays de ma mère, les homosexuels risquaient la mort. » Michael a fini par assumer son identité sexuelle à 19 ans.

La photo que Cherny a postée le jour où il est sorti en tant que transLa photo publiée par Michael Cherny le « premier jour de vérité ». (Avec l’autorisation de Michael Cherny)

Bien des jeunes en questionnement sur leur genre et leur orientation gravitent vers les arts, et se tournent vers une carrière ou un métier où, en théorie du moins, ils laisseront libre cours à leur créativité, leur individualité et leur originalité. Mais Michael avait un tout autre profil et s’est vite passionné pour la comptabilité et l’audit. Curiosité, esprit critique, résolution de problèmes : c’est dans un cours de comptabilité au secondaire qu’il trouve sa voie. « Je jonglais avec les chiffres », se rappelle-t-il. À l’Université de Toronto, il opte donc pour un programme de comptabilité avec mineure en économie.

En 2010, à une activité de recrutement, Michael se lie avec une associée de Deloitte qui partage sa passion pour le golf et la téléréalité Big Brother, et qui travaille dans le secteur minier. Elle l’encourage à faire un stage d’été en audit. Alors âgé de 19 ans, Michael ne connaît rien aux mines, mais s’intéresse vivement aux sociétés fermées et à l’entrepreneuriat. Il accepte. Là encore, l’enthousiasme le gagne, il se plonge dans ses dossiers. « C’est du pratico-pratique. Le client dit : “Écoutez, dans ce tas de gravier, il y a de l’or. Probablement l’équivalent d’un million de dollars.” Oui, mais comment le prouver? À moi d’exercer mon esprit critique pour déterminer comment valider son hypothèse. »

Engagé comme chef de mission adjoint à temps plein chez Deloitte en 2012, Michael devient chef de mission en 2014, un an avant d’obtenir son titre. En 2016, il est promu à son poste actuel, où il appuie la direction du cabinet, en tant que chef d’équipe du groupe national d’audit. « C’est comme un réseau en étoile. Je suis au centre et je travaille avec la direction sur les talents, l’expérience, la qualité, bref, l’assise de nos mandats d’audit. Et puis, on s’interroge. Quelles organisations font appel à nous? Quelle clientèle souhaitons-nous cibler? » Michael collabore avec des équipes qui évoluent dans divers domaines, pour veiller à établir une stratégie cohérente. Ikram Al Mouaswas, associée chez Deloitte, tour à tour mentore, accompagnatrice et supérieure de Michael, l’a trouvé d’emblée tout à fait ouvert sur son identité, sa communauté et sa culture. « Franc, fougueux, passionné, il a des idées bien arrêtées, fait observer Mme Al Mouaswas. Ce qui ne l’empêche pas d’être à l’écoute des points de vue divergents et des questions que pose son entourage. »

Michael a vite gravi les échelons chez Deloitte. Et sans tarder, il a découvert que les différences y étaient accueillies avec bienveillance. À son arrivée, en 2011, un groupe LGBTQ bien établi existait déjà, le Pride Community ou Réseau de la fierté. S’y ajoutaient des réseaux proposés aux femmes, aux Noirs et aux Autochtones, entre autres. Michael est devenu président du Réseau de la fierté et s’est investi dans la collectivité, comme bénévole et membre du conseil pour Pride Toronto, Start Proud (Out on Bay Street), le centre communautaire 519 de Toronto et le Ten Oaks Project à Ottawa.

Cherny avec sa partenaire Caroline lors d'un événement de la fierté Deloitte  Michael Cherny et sa conjointe, Caroline, lors d’un événement prônant l’inclusion chez Deloitte. (Avec l’autorisation de Michael Cherny)

Lenore MacAdam, leader nationale de l’inclusion chez Deloitte, est entrée au cabinet à peu près en même temps que Michael et, comme lui, elle s’est tout de suite tournée vers le Réseau de la fierté. Il y a cinq ans, pour concrétiser le « T » du sigle LGBTQ, elle a entrepris de rédiger les premières lignes directrices d’un guide sur la transition d’un genre à l’autre en milieu de travail. Comment distinguer l’expression de genre et l’identité de genre? Comment épauler ses collègues? Le guide répondait à ces questions et à bien d’autres. Elle ne s’est heurtée à aucune résistance, tant mieux, mais un travail de sensibilisation s’imposait. Il y avait tout un virage à prendre. On a dit à Mme MacAdam : « Mais pourquoi déployer autant d’efforts? On n’a pas d’employés transgenres ici. » Elle ajoute : « Ils étaient sûrs et certains de n’avoir jamais rencontré quelqu’un qui avait changé de genre. Quelques-uns n’avaient que la culture populaire comme point de référence; on m’a parlé de Laverne Cox, la star transgenre d’Orange Is the New Black. »

Deloitte a publié ses lignes directrices il y a trois ans, vers l’époque où le gouvernement fédéral déployait lui aussi des efforts pour favoriser l’inclusion. En 2017, Services publics et Approvisionnement Canada a lancé l’outil Soutien aux employés transgenres : Guide à l’intention des employés et des gestionnaires. De plus, le projet de loi C16 a été adopté : il intègre les notions d’identité de genre et d’expression de genre à la Loi canadienne sur les droits de la personne et au Code criminel. Chez Deloitte, moins d’un an après la publication des lignes directrices, un employé s’est déclaré trans. Selon le sondage sur l’inclusion mené par le cabinet à l’automne 2018, 1 % de l’effectif s’identifie comme trans. Mme MacAdam le souligne : chez Deloitte, quand une personne trans affirme son identité au travail, au-delà du respect, qui va de soi, ses collègues souhaitent l’accueillir à bras ouverts. « Je repense à la première transition d’un employé. J’avais proposé un modèle de communication à son supérieur, pour en parler à l’équipe. Il m’a répondu : “D’accord, mais il faudrait quelque chose de plus fort, de plus positif, non?” Donc, j’ai vu un accueil favorable, enthousiaste. » En outre, comme geste concret, Deloitte a donné son appui, le printemps dernier, au programme de chirurgie de transition du Women’s College Hospital de Toronto.

Président du Réseau de la fierté, Michael a soutenu quelques collègues dans leur transition. Bien entendu, il a lui-même hésité pendant des années avant de plonger. « Le mot “trans” m’effrayait », confie-t-il. Il y a environ six ans, une ex-petite amie lui a demandé : « Si tu te retrouvais sur une île déserte, voudrais-tu encore changer de genre? » « Absolument! », lui a-t-il répondu. En fait, il s’inquiétait des répercussions sur ses proches. Et que dire du travail? « Dans tout milieu, on se forge une réputation. Je craignais que les autres s’interrogent sur moi, qu’ils doutent de ma compétence, qu’ils me voient comme une personne qui avait des problèmes. »

Les craintes de Michael n’étaient pas dénuées de fondement. Dans le milieu des affaires, on évolue pas à pas, parfois à contrecœur, pour faire place aux nouvelles réalités, devant la fluidité du genre et de l’expression de genre. Quelques grandes banques, comme BMO et la TD, révisent leurs formulaires pour ne pas forcer un client à choisir entre deux sexes. « Certaines entreprises consentent à des accommodements et tentent de s’adapter », constate Sarah Kaplan, professeure à la Rotman School of Management et directrice de l’Institute for Gender and the Economy, à Toronto. « Les efforts demeurent inégaux. On prend quelques mesures visibles, mais il reste beaucoup à faire pour assurer l’inclusion des personnes de tous les genres. » Seulement 9 % de la main-d’œuvre travaille pour de grands employeurs comme Deloitte; et les PME, où évoluent la plupart des salariés, manquent de moyens pour modifier leur culture et leur infrastructure. La majorité des personnes trans n’ont donc pas accès aux accommodements souhaités, comme des toilettes neutres ou une aide financière à la transition.

Michael, lui, a été accompagné dans son cheminement. Revenons en arrière. Il y a un peu plus d’un an, il venait de rencontrer sa conjointe, Caroline. Bien vite, il a évoqué son projet identitaire. Caroline a accepté sur-le-champ de voir en lui « Michael », un point c’est tout. « Si vous en parlez avec elle aujourd’hui, assure-t-il, Caroline vous répondra : “Je l’ai toujours vu comme Michael!” » La mère de Michael était au courant depuis l’été 2017, mais il n’a révélé la vérité à son père qu’en novembre. Et son père a bien accueilli la nouvelle, à la grande surprise de Michael : « Il m’a félicité! » Michael et sa sœur aînée, venue en renfort, ont fondu en larmes.

Portrait de Michael Cherny en train de rireAprès avoir dévoilé sa nouvelle identité sur les médias sociaux, Michael Cherny a reçu environ un millier de courriels et de messages d’éloges et de félicitations. (Photo Katherine Holland)

Quelques mois plus tard, Michael fêtait son 28e anniversaire, qu’il considère désormais comme son « tout premier anniversaire ». Le jour même de la publication de sa photo dans les médias sociaux, Deloitte a affiché son profil sur la page intranet où l’on présente les employés qui font la fierté du cabinet, et le directeur régional des services d’audit a envoyé un avis à toute l’équipe. On y abordait quelques aspects pratiques (utiliser les pronoms il et lui), et, comme l’a observé Mme MacAdam, on y lisait de chaleureuses félicitations : « Nous admirons son courage et nous soulignons son leadership. » Le mois suivant, Michael avait reçu environ un millier de courriels et de messages d’éloges et de félicitations. Sa publication LinkedIn a accumulé quelque 400 000 vues, et certaines communications provenaient de Dubaï, d’Irlande et d’Amérique du Sud.

L’avis transmis par le directeur régional des services d’audit invitait les lecteurs à faire preuve de respect et à poser leurs éventuelles questions directement à Michael. D’où des résultats positifs, accompagnés toutefois de répercussions inattendues. Michael a bien accueilli les demandes de renseignement de ses collègues, tous enthousiastes, et a noué un dialogue fructueux avec eux. Mais il nuance : par moment, il ne savait plus où donner de la tête. « Quand j’ai révélé mon identité à mes supérieurs, ils ont tous bien réagi. “Que faire pour t’aider?”, m’ont-ils demandé. Comme employé qui vit la transition, difficile de répondre, de dire “J’ai besoin de telle ou telle chose”. » Fort heureusement, des spécialistes de l’inclusion, comme Mme MacAdam, ont pris en charge certaines de ces conversations en son nom. Les aspects concrets de la transition – bien plus nombreux qu’on pourrait le croire – se sont aussi multipliés. Le nom de l’employé figure dans un nombre effarant d’endroits, du compte de courriel aux dossiers des assureurs. Il faut avoir eu à changer de prénom pour s’en rendre compte.

Sans oublier la question des toilettes. Vu l’aménagement des bureaux de Deloitte à Toronto, on ne trouve des toilettes neutres qu’aux 6 premiers étages de l’immeuble, qui compte 44 étages. Michael travaille au 14e. Au premier jour de sa transition, bousculé, entre deux réunions, il a hésité, puis opté pour les toilettes des hommes, où il n’avait jamais mis les pieds. Les deux cabines étaient occupées. Il est retourné en réunion, avant de revenir quelques minutes plus tard. Heureusement, une cabine s’était libérée. Par contre, en sortant des toilettes, il a croisé le collègue qu’il considère comme le plus conservateur de son étage. « C’est le syndrome de l’imposteur… mardi, j’allais aux toilettes des femmes, mercredi, à celles des hommes. Comment allait réagir mon entourage? » Mais son collègue a fait preuve d’une grande courtoisie – c’est-à-dire qu’il a fait comme si de rien n’était.

Michael s’était demandé si les autres allaient s’imaginer que la transition serait synonyme de complications pour lui, et croire qu’il allait manquer de concentration. Mais de son point de vue, c’était tout le contraire! Ce qui le dérangeait, c’était plutôt de vivre dans un corps de femme. Dites-vous que le cerveau est un ordinateur, qui affecte environ 20 % de sa capacité aux fonctions de base (s’alimenter, dormir, s’habiller) et 80 % au reste, explique Michael. Dans son corps de femme, avant la transition, il consacrait à peu près la moitié de ces 80 % de capacité à imaginer les réactions des autres, à se soucier de son apparence, à évaluer son propre ressenti. Préoccupé par son questionnement identitaire, il ne pensait qu’à révéler sa vérité. Des réflexions qui le mobilisaient, lui qui aurait préféré se plonger à fond dans ses dossiers pour résoudre des problèmes concrets. Dorénavant, surtout depuis que le brouhaha qu’a soulevé sa transition s’est apaisé, il peut focaliser tous ses efforts sur son travail. « J’ai l’esprit tranquille. »