Groupe de produits de marque sans nom sur fond jaune
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Un marketing audacieux pour une marque « sans nom »

La marque bon marché bien-aimée des Canadiens fait l’objet d’une campagne flamboyante, après de longues années de discrétion. Pari réussi?

Groupe de produits de marque sans nom sur fond jauneEn septembre dernier, Loblaw a fait équipe avec l’agence john st. de Toronto pour lancer une première opération charme en 10 ans. (Photo Daniel Neuhaus)

Jaune et noir à l’honneur. Le fil Twitter de la gamme no namesans nom, qui mise sur l’humour, multiplie les jeux de mots dans la langue de Shakespeare. Pour la poudre à pâte, il faudra tout de même un four, précise-t-on (en anglais, baking powder signifie « poudre à cuisson »). L’assouplissant au parfum d’air frais des montagnes? C’est 80 feuilles et non 80 montagnes. Et pour la moutarde, ne cherchez pas : elle n’est déclinée dans aucune autre couleur. Oui, vous sourirez. Et cette autodérision cadre à merveille avec l’esprit de la marque, bas prix obligent. Soulignons que sur Twitter, les photos agrémentées d’une réflexion pince-sans-rire font fureur. Un bel exploit pour cette gamme d’articles à minimarge, signés Loblaw, gamme qui séduit encore et toujours.

Au Canada anglais, la stratégie du gazouillis humoristique vise à remettre à l’avant-plan l’omniprésente marque bicolore, déjà dans la quarantaine. En septembre dernier, Loblaw a fait équipe avec l’agence john st. de Toronto pour lancer une première opération charme en 10 ans, d’une ampleur inégalée en 30 ans. Télévision, Internet, transports en commun, tout y est passé. Dès les premières semaines, le jaune vif a pris d’assaut les stations Bloor-Yonge et Union, à Toronto, placardées d’affiches géantes de produits génériques. Les passagers ont ainsi pu savourer des bribes d’humour, essentiellement des lapalissades. Dans les souterrains : « quai pour passagers et wagons » et « escaliers pour monter ». À la guérite du guichetier : « peut contenir un préposé à la perception du droit de passage ». Sans oublier le taxi en livrée jaune : « peut accueillir quatre passagers et un chauffeur ». L’audace a été poussée jusqu’à enrubanner un immeuble de la rue Queen West : « peut contenir des personnes ». Le Vendredi fou, les t-shirts thématiques se sont envolés le temps de le dire.

Pour sa chaîne de supermarchés No Frills, le groupe Loblaw s’est toujours gardé de faire des folies pour la pub. Parcimonie d’abord. Mais les publicités font partie d’une campagne triennale qui doit redynamiser la marque. Uwe Stueckmann, vice-président principal, Marketing, à Loblaw, explique qu’on voulait parier sur les attitudes changeantes des consommateurs face aux magasins bon marché. Boston Consulting Group (BCG) venait de publier cette année-là un rapport indiquant que les épiceries minimarges affichaient une progression stable de leur chiffre d’affaires depuis 2000. À l’échelle mondiale, pouvait-on lire, les détaillants à prix modique prendraient de l’expansion et ouvriraient davantage de succursales que leurs concurrents : +4,4 % par an, jusqu’en 2020, contre +2,9 % pour les chaînes standard et +1,6 % pour les grandes surfaces. Une croissance qui serait surtout le fait des préférences de la génération Y. Eh oui, dans la vingtaine et la trentaine, on fréquente sans hésiter les épiceries sans flafla, estiment les experts. Qui plus est, le pouvoir d’achat de ces 275 millions de consommateurs des pays développés est largement supérieur à celui de tout autre segment démographique. 

D’où certaines affiches dignes d’une campagne pour un groupe rock. Et soudain a surgi un drôle de jeu vidéo en ligne, aux allures rétro, sur le thème No Frills, lancé en mai 2019 : Hauler: Aisles of Glory. À vos manettes! La stratégie au ton décalé a étonné les internautes, d’abord perplexes, puis séduits, qui se sont passé le mot sur Twitter et Instagram. Tant mieux! Mais comme le fait observer Marty Weintraub de Deloitte Canada, associé et leader national, Commerce de détail, la fidélité envers la marque, dans l’alimentation, n’est jamais acquise. C’est bien de faire sourire des citadins blasés, massés dans le métro, mais vient un jour où le côté ludique doit se traduire en hausse des ventes. Après tout, « des fèves au lard, ça reste des fèves au lard », philosophe-t-il.

Un kiosque de collection à la gare Union de Toronto avec la marque No NameLe guichet de la station Union dans le métro de Toronto (Photo Karon Liu)

L’omniprésence du jaune et noir est indéniable. Nombreux sont les semi-remorques aux couleurs de la marque qui sillonnent nos autoroutes, pour approvisionner surtout les 260 succursales No Frills et la centaine de magasins Maxi du pays. Le look minimaliste des fameux emballages jaunes aux caractères noirs, on le doit au légendaire Don Watt, graphiste qu’avait choisi Galen Weston père en 1973 pour donner un coup de fouet à l’image de Loblaw, qui en arrachait alors. Outre l’allure de la gamme bon marché, M. Watt a également peaufiné l’habillage de la gamme Choix du Président, plus prestigieuse. Il a d’ailleurs été largement encensé pour avoir contribué au redressement de l’entreprise. Walmart, Safeway et Home Depot avaient aussi bénéficié de son talent. C’est M. Watt qui avait lancé l’idée d’un univers graphique cohérent, alliant couleurs et polices de caractères uniformes pour les enseignes, les marques maison, les cahiers publicitaires et les aménagements intérieurs.

L’ouverture du premier No Frills à Toronto en 1978 accompagnait le lancement de la marque jaune et noire. « Nous avons toujours été convaincus que la marque va droit au but, que les Canadiens y croient », raconte Dave Wotherspoon, directeur de la création chez Loblaw. « Les marques maison ne se valent pas toutes. no name se distingue en ce sens qu’on y voit plutôt une marque nationale. » Une quarantaine d’années ont passé, et no namesans nom tient bon; elle côtoie Tim Hortons et Canadian Tire au palmarès des marques connues.

« Assurément, une marque à laquelle on s’attache », soutient le stratège Eli Singer, fondateur de NearNow, à Toronto. « Certains ne jurent que par elle, fiers qu’ils sont de faire des économies. Ils ne voient pas l’intérêt de payer le double du prix; pour eux, c’est du pareil au même. » M. Singer avance que la marque est si bien ancrée qu’elle s’intègre à l’identité. On s’y rallie. « De solides bases pour favoriser l’essor », d’après lui, mais l’audacieuse campagne Twitter n’est pas sans risque. « On ne veut surtout pas déplaire aux clients fidèles. »

M. Weintraub le souligne, au Canada, les marques maison ont la cote. « Chaque chaîne mène sa barque comme elle l’entend, mais les gammes maison sont incontournables. » Diversité de l’offre, rapport qualité-prix, image, elles se déclinent sur plusieurs plans, mais toutes pèsent leur poids et font gonfler les marges bénéficiaires. Ces dernières années, selon Nielsen, les marques comme Sélection (Metro) et Compliments (Sobeys), qui ont vu leur part de marché augmenter, prennent de vitesse les marques nationales.

Le rapport de BCG soulignait aussi qu’en Amérique du Nord, le segment des épiceries à prix modique reste à développer, ce qui n’est pas le cas dans certains marchés arrivés à maturité, comme la Norvège, le Danemark et l’Allemagne. BCG saluait en tout cas la réussite de No Frills dans l’univers du bon marché, malgré le bilan parfois en demi-teinte d’une stratégie axée sur ce secteur.

Pour marquer des points, il faut aller au-delà des prix défiant toute concurrence, selon M. Weintraub : « On joue la carte de l’innovation. » À preuve, la nouvelle sous-gamme Simple et vérifié, dernière-née de la famille jaune et noire : une série de produits exempts de l’un ou l’autre de 10 ingrédients indésirables (arômes ou édulcorants artificiels, colorants chimiques, glutamate monosodique, entre autres) qui répond aux demandes exprimées par les consommateurs. On veut des aliments sains, même à prix modique.

Une scène d'une publicité télévisée et numérique sans nomUne scène de la pub télé et Web pour no name (Photo Daniel Neuhaus)

Le lancement de la famille Simple et vérifié a coïncidé avec un vaste effort de marketing. « Nous voulions recadrer le rapport avec les consommateurs et tenter du neuf », explique M. Wotherspoon, l’homme derrière les tweets. Une campagne remarquée, sur fond d’humour et d’interactions directes avec la population, et qui a tapé dans le mille.

Cela dit, quand une marque établie redémarre sur le mode ludique, il y a tout de même des règles à respecter. Tout énoncé fallacieux est à proscrire, mais le créateur et ses cinq collaborateurs s’amusent ferme. Pirouettes et clins d’œil s’enchaînent : c’est l’humour par l’absurde. Les messages, ajoute-t-il, suivent un format strict : « Tout en minuscules et moins de six mots. » Pour le compte @NoNameBrands, il cogite sans cesse, entre autres quand il fait ses emplettes. « J’erre dans les allées, perdu dans mes pensées. Et je m’interromps soudain pour noter une idée. »

Les médias sociaux sont une terra incognita pour la plupart des chaînes d’alimentation. « C’est relativement nouveau, confie M. Weintraub. Chacun se demande comment personnaliser les communications au point de nouer une relation de proximité avec le consommateur. Parallèlement, les grandes chaînes hésitent à abandonner la circulaire hebdomadaire, qui a fait ses preuves. On vit une transition entre la vieille école et le marketing numérique ciblé. »

De fait, grâce à la page Twitter de la campagne no name, Loblaw a tissé des liens directs avec les consommateurs. L’entreprise reste avare de commentaires sur les retombées, mais les résultats d’une campagne du genre se mesurent au nombre d’abonnés : l’identifiant @NoNameBrands en comptait plus de 46 000 au moment de mettre sous presse. Soit deux fois plus que le compte de Loblaw.

« C’est sans précédent, ce dialogue direct avec les consommateurs, ajoute M. Wotherspoon; on les écoute et on réagit. Par exemple, des centaines d’abonnés proclamaient que pour Halloween, ils se déguiseraient sur le thème bicolore. Du tac au tac, on leur a proposé une étiquette “déguisement” à apposer sur leur costume. » Quand le groupe rock Arkells a interagi sur @NoNameBrands, en septembre (les gazouilleurs de Loblaw avaient eu l’idée de commenter en direct la cérémonie des Emmys), les fans du groupe se sont passé le mot. Le lendemain, le comédien et humoriste John Hodgman – un million d’abonnés – a retransmis l’un des tweets de la page no name aux Emmys : il n’en fallait pas plus pour faire briller la marque jaune et noire.

Un bâtiment sur la rue Queen Ouest de Toronto avec une marque sans nomLa façade d’un immeuble rue Queen West, à Toronto (Photo @eclaidley/twitter)

M. Singer a été impressionné, lui, par le lien que Loblaw a tissé avec la chanteuse Lido Pimienta, jeune Canadienne d’origine afro-colombienne, lauréate d’un prix Polaris en 2017. Sur Twitter, elle expliquait avoir fait une séance photo pour Toronto Life dans un supermarché No Frills du centre commercial Dufferin, dans l’Ouest de Toronto. « L’endroit le plus joyeux sur terre », a-t-elle écrit. Elle voulait même y lancer son nouvel album. Et Loblaw de répondre : « On aimerait te donner un coup de main. Envoie-nous un message! » Il y a un certain risque à interagir avec une figure connue qui n’a pas l’habitude de mâcher ses mots; Lido avait déjà évoqué ses difficultés comme immigrante. La discussion aurait pu déraper. « Le geste m’a plu, dit M. Singer. Audacieux, mais dans la continuité des relations avec le consommateur fidélisé. »

Il reste que le comportement des clients est imprévisible. M. Weintraub soutient que dans l’alimentation, la bannière importe peu, pour qui cherche à marier commodité et prix avantageux. « Il faut prendre le pouls du consommateur, être aux petits soins. Auparavant, on insistait sur la primauté du positionnement. Mais, au fil du temps, les supermarchés se sont sentis obligés de faire plaisir à tout le monde. Certains se sont enlisés dans “le juste milieu pas si juste”. Ce n’est pas le positionnement idéal. »

M. Singer, qui fréquente lui-même les supermarchés No Frills, a été séduit par la campagne « Hauler », qui comportait des vidéos en ligne et des pubs télé accrocheuses, où des consommateurs en tout genre faisaient leurs provisions. « Tout le monde pouvait s’y reconnaître, les jeunes et les moins jeunes, de diverses origines. » Mais le ton badin de la campagne Twitter, empreinte d’ironie, le laisse songeur. « Quand j’ai vu tout ce tralala à la station de métro, j’avoue que j’ai eu des doutes. Et le côté rassembleur, alors? La valeur de la marque se résume-t-elle à son jaune pétant? Une marque s’appuie d’abord et avant tout sur un élément impalpable, la dimension humaine, les consommateurs qui la choisissent. »

Le stratège fait observer qu’en marketing, monopoliser une station de métro est l’une des plus grandes extravagances que l’on puisse s’offrir. Loblaw a donc osé un exercice d’équilibriste. Campagne tapageuse ou discrète sobriété? Publicité largement diffusée ou contacts personnalisés sur Twitter? Pour rester la marque « bien de chez nous », il faudra trouver un juste milieu.

Cependant, c’est écrit noir sur jaune, la marque sans nom continuera son chemin, advienne que pourra.

La puissance de Watt

Le concepteur graphique canadien Don Watt a ouvert sa première agence, Watt + Associates, en 1966. Au fil des décennies qui ont suivi (il est mort en 2009), il a inventé un grand nombre de marques instantanément identifiables par les consommateurs. Voici quelques-unes de ses créations les plus emblématiques.

Home Depot
Watt a travaillé en 1978 avec les fondateurs de Home Depot pour créer le concept de quincailleries à Atlanta et le célèbre logo orange et blanc.

Walmart
Le géant du commerce de détail américain a lancé sa propre marque haut de gamme, Sam’s Choice, en 1991. Deux ans plus tard, le magasin a poursuivi avec la marque maison bon marché, Great Value.

Metro
Quand Metro a acquis les magasins de A&P Canada en 2005, Watt a été engagé pour concevoir les nouveaux magasins de l’enseigne ainsi que les magasins de la chaîne Super C. Son agence a également pris part au développement des marques de Metro, Irrésistibles et Sélection.

Loblaws
En 1973, Watt a décroché son premier contrat pour la refonte de la chaîne d’épicerie Loblaws, ce qui l’a amené à travailler sur la marque sans nom quelques années plus tard. En 1986, il a créé la marque Le Choix du Président.

Nestlé
Sa création pour le café instantané Nescafé dans les années 1960 a valu à Don Watt d’être reconnu comme le premier à utiliser le photo-symbolisme sur les emballages.