La corruption et les crimes financiers ont terni la réputation du Canada
Le Canada n’est pas le seul pays à voir sa réputation salie. L’Australie et le Royaume-Uni ont subi le même sort en raison d’enquêtes sur les errements des banques, dans le premier cas, et d’une crise de l’audit, dans l’autre. (Photo Daniel Neuhaus)
Selon l’indice de perception de la corruption 2019 de Transparency International, publié en janvier 2020, le Canada a glissé du 9e au 12e rang des pays les plus vertueux. Un « déficit de confiance » qui s’accentue, et un recul notable qui s’inscrit dans un déclin généralisé depuis 2012, se désole James Cohen, directeur à Transparency International Canada. Pratiques commerciales, réglementation, opinion des experts, enquêtes sur la corruption et les malversations : l’indice est compilé à partir de 13 sources. Délogé du « top 10 », le Canada côtoie l’Arabie saoudite et l’Angola sur la liste des pays à surveiller.
Un constat qui déroute, vu que les Canadiens tiennent leur pays pour un modèle de vertu. Certes, le Canada ne talonne pas l’Angola côté corruption, mais sa piètre note tient à l’affaire SNC-Lavalin ainsi qu’au scandale du blanchiment d’argent dans les casinos et l’immobilier, scandale qui a rongé la Colombie-Britannique. « Impuissant, le citoyen moyen ne se sent pas écouté par les gouvernements et les institutions. Il se dit que les dés sont pipés, explique M. Cohen. La confiance reste à rétablir. »
Le Canada n’est pas le seul à voir sa réputation ainsi salie. L’Australie et le Royaume-Uni ont été déclassés en raison d’enquêtes sur les errements des banques, dans le premier cas, et d’une crise de l’audit, dans l’autre. En Islande et en Suède, de grandes entreprises ont trempé dans des scandales de corruption. Et au Danemark, la principale banque du pays a été éclaboussée par des opérations de blanchiment d’argent, prise au piège par des escrocs russes et estoniens. Nul ne semble à l’abri de révélations qui portent un dur coup à la confiance envers les institutions et les instances de réglementation.
L’ampleur du mécontentement se reflète dans un sondage du cabinet-conseil Edelman, qui publiait en janvier son Baromètre de la confiance 2020. Une majorité de répondants des pays développés doutaient que leur situation soit meilleure dans cinq ans et, fait étonnant, 56 % estimaient que le capitalisme faisait plus de mal que de bien. (Le Canada était l’un des cinq pays où une majorité soutenait encore l’économie de marché.) Curieusement, ce pessimisme marqué coexistait avec une économie plutôt saine, bien avant que la pandémie de COVID-19 ne secoue les marchés. Aujourd’hui, la grogne populiste et une série de crises ont érodé la foi en l’avenir et menacent de miner la démocratie. D’où « […] un paradoxe », avance Edelman. « La bataille de la confiance se joue sur le terrain du comportement éthique. »
Le malaise couve depuis longtemps. Des efforts pour corriger le tir ont été déployés, sans résultat apparent. La Convention des Nations unies contre la corruption (2005) se voulait un outil complet et contraignant, mais ses signataires étouffent presque tous les méfaits flagrants cités dans le dernier rapport de Transparency International. Il en va de même pour la Convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales de l’OCDE (1999). Manifestement, ces belles intentions n’ont pas permis de juguler les délits, ou si peu. Les progrès réels pour combler le déficit de confiance ne seront pas le fruit d’une multiplication des séances plénières ou d’une rhétorique de haute voltige, mais bien d’efforts graduels, précis, ciblés. C’est là que les CPA ont un rôle à jouer, soutient le Canadien José R. Hernandez, CPA, Ph. D., directeur à Ortus Strategies, à Zurich. « Le déficit de confiance est l’un des grands enjeux pour la profession comptable et les institutions démocratiques. Le travail des CPA s’intègre aux activités des entreprises et à la dynamique des marchés; ils sont appelés à jouer un rôle de leader pour lutter contre la corruption, les pots-de-vin et le blanchiment d’argent. »
Il faudra des années au Canada pour restaurer sa réputation, mais les décideurs agissent pour atteindre des normes strictes.
Pour que le Canada retrouve ses lettres de noblesse, il faut comprendre comment nous en sommes arrivés là. « Économie stable, richesse des ressources, culture ouverte, voire naïve, autant de facteurs qui ont séduit les fripouilles, pense M. Hernandez. L’argent sale doit trouver sa place quelque part; or, le Canada, avec autant d’atouts, l’attire à coup sûr. » Les criminels en cravate érodent la confiance; pensons aux affaires qui ont éclaté en Colombie-Britannique.
En 2008 et en 2014, le Groupe d’action financière, organisme international peu connu mais influent, a rappelé le Canada à l’ordre. Ont été montrés du doigt une série de manquements dans le suivi de l’identité des propriétaires véritables d’actifs. La transparence à l’égard de la propriété effective, facteur clé pour contrer le crime financier et la corruption, est à l’ordre du jour. Les auteurs d’un rapport d’évaluation de 2016 l’ont déploré : certaines entités fonctionnent dans un anonymat relatif, qui sape toute parade au blanchiment d’argent. Il a fallu attendre les scandales en Colombie-Britannique et les magouilles de SNC-Lavalin pour que les instances de réglementation et les gouvernements s’attaquent à la question. « Le sentiment d’urgence s’intensifie », souligne M. Hernandez, qui représente CPA Canada au Comité consultatif sur le blanchiment d’argent et le financement des activités terroristes. « Nous accusons sans doute du retard sur d’autres pays développés; certaines lois auraient dû être adoptées il y a cinq ans. »
La reprise en main a commencé dans le budget fédéral de 2018, où était énoncée une nouvelle exigence : la plupart des sociétés fermées de régime fédéral tiendraient désormais un registre des particuliers ayant un contrôle important (tout actionnaire possédant 25 % ou plus des parts). Par ailleurs, le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE), à Ottawa, a publié de nouvelles règles de lutte contre le blanchiment d’argent, qu’accompagnent des réformes connexes émanant d’autres organismes de surveillance et de réglementation. Ainsi, la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada a créé en 2018 un ensemble de règles de lutte contre le blanchiment d’argent, à mettre en œuvre par les organisations provinciales, où figurent des procédures strictes de vérification du dossier des clients; il serait aussi interdit aux avocats d’accepter tout règlement en espèces de plus de 7 500 $. L’Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières a également adopté de nouvelles règles sur les dépôts en espèces et l’évaluation des risques, règles qui entreront en vigueur en juin 2020. Bref, le Canada disposera d’un système rigoureux et à jour, pour que l’on sache qui déplace ses pions sur l’échiquier.
Surtout, ce nouveau régime réglementaire déboucherait sur la création d’un ou de plusieurs registres de la propriété effective. On a prévu des règles plus strictes pour les sociétés de services financiers qui virent des fonds à l’étranger, ainsi qu’une définition élargie des moyens d’échange (devises numériques, cartes prépayées et virements électroniques). S’ajoutent aussi des règles de signalement des menues et nombreuses opérations en espèces, suspectes, à considérer comme un seul mouvement de fonds.
« Le Canada se rapproche des normes mondiales », se réjouit Daniel Leslie, avocat chez Norton Rose Fulbright, expert en lutte contre le blanchiment d’argent et en services financiers. Mais la démarche reste résolument canadienne. Comme pour tant d’autres dossiers délicats au sein de la fédération, la mise en œuvre d’une initiative nationale de lutte contre le blanchiment d’argent n’est ni simple ni facile. L’enregistrement des sociétés relève surtout des provinces, et la création d’un registre pancanadien de la propriété effective va au-delà du remaniement de règles fédérales. « Il incombe aux provinces et territoires de présenter leurs exigences », poursuit l’avocat. Chacun doit veiller à ce que son registre s’harmonise avec celui de ses voisins, d’où d’inévitables frictions. Me Leslie ajoute que les CPA devront s’intéresser de près aux attentes de diligence raisonnable, intégrées à toutes les facettes des dispositions antiblanchiment.
« Si le Canada ouvre ses frontières aux capitaux venus d’ailleurs, il faut accepter qu’une certaine surveillance soit exercée. »
Si la création d’un registre fonctionnel s’impose pour redresser la réputation du pays, sa forme et son rôle restent à définir. Me Leslie s’attend à voir un système fermé : l’accès aux informations sur les principaux propriétaires d’une société sera réservé aux organismes de réglementation et d’application de la loi, ainsi qu’aux entreprises qui auraient des intérêts en cause (comme les créanciers).
M. Cohen plaide plutôt en faveur d’un registre accessible au public. On y verrait la raison sociale de l’entreprise, son adresse, certaines dates. Ou, mieux encore, on implanterait un système national de numéro d’identification unique pour assurer le suivi de l’identité des intéressés sans porter atteinte à leur vie privée. L’accès universel renseignerait les observateurs et dissuaderait les fraudeurs qui seraient tentés de se jouer du registre des entreprises. « Si le Canada ouvre ses frontières aux capitaux venus d’ailleurs, il faut accepter qu’une certaine surveillance soit exercée. Et ces précautions devraient entraver les flux de fonds illicites. »
Un registre ouvert allégerait la tâche des CPA qui exercent leur devoir de diligence, souligne M. Hernandez. Il serait plus facile de repérer les opérations louches, et la réputation de l’ensemble des acteurs qui évoluent dans le monde des affaires en ressortirait grandie. « Le crime et ses protagonistes détestent la transparence. Mais celle-ci a un prix : il faudra renoncer à une partie de nos droits à la vie privée, construire des infrastructures adéquates et se doter de meilleures garanties de rigueur avant de conclure un marché. Les entreprises doivent savoir qui est derrière l’argent des organisations avec lesquelles elles traitent. Personne ne veut être mêlé à une histoire d’argent sale; or, savoir à qui on a affaire exige des recherches, du temps et de l’argent. »
Cela dit, un registre entièrement public n’est pas exempt d’inconvénients. Selon Carol Bellringer, FCPA, qui a été vérificatrice générale du Manitoba, puis de la Colombie-Britannique, créer et tenir à jour un vaste registre pancanadien, ouvert au public, ne se ferait pas sans heurts. S’il est souhaitable de rendre publique une masse d’informations, la théorie et la pratique font deux. « Il faut peser les coûts et les avantages. »
On trouve ce souci de l’équilibre entre la protection de la vie privée et la libre communication dans la lettre de mandat de 2019 du premier ministre Trudeau à Navdeep Bains, FCPA, ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie, invité à « établir une approche nationale à l’égard de la propriété effective afin que les organismes d’application de la loi et l’Agence du revenu du Canada disposent des outils nécessaires pour sévir contre la criminalité financière dans le secteur immobilier, tout en respectant le droit à la vie privée des Canadiens. » Une consultation nationale a eu lieu plus tôt cette année, mais d’échéancier pour l’instauration d’un registre, nulle trace.
Selon le nouveau régime réglementaire, devises numériques, cartes prépayées et virements électroniques doivent pouvoir être retracés.
Même si on parvient à s’entendre sur le fonctionnement d’un registre de la propriété effective, cet outil ne pourra à lui seul redorer le blason du Canada, terni par les affaires de corruption et le manque de transparence. Il faut redoubler d’efforts pour faire appliquer la loi, à la fois pour punir les malfaiteurs et pour dissuader les autres, selon la CPA Jennifer Fiddian-Green qui, après avoir travaillé à l’unité des crimes financiers de la GRC, est maintenant associée et chef de l’unité d’enquêtes juricomptables de Grant Thornton. « On devrait durcir les sanctions », dit-elle, en ajoutant que certaines accusations de recyclage des produits de la criminalité, négociables au procès, tombent souvent à l’eau, car considérées comme moins graves que d’autres accusations. Le Canada, accusé de prendre à la légère les délits économiques et financiers, s’est fait semoncer par le Groupe d’action financière. « Il faut faire plus », pense-t-elle.
Pour mieux montrer qu’il fait appliquer la loi, le CANAFE rend publiques toutes les sanctions pour blanchiment d’argent. Et le Code criminel a été mis à jour pour faciliter les poursuites contre quiconque se livre à des activités de blanchiment d’argent; la notion d’insouciance a été ajoutée. « C’est un pas en avant, déclare Me Leslie. Auparavant, pour criminaliser le blanchiment d’argent, il fallait prouver la connaissance et l’intention. Désormais, il suffit de montrer que l’accusé était conscient qu’il y avait un risque que les fonds proviennent d’une activité criminelle, et qu’il a continué de participer à une opération, avec insouciance. »
Faudra-t-il des années pour que la réputation du Canada soit restaurée? Peut-être. Mais les décideurs agissent enfin pour combler le déficit de confiance et revenir aux normes mondiales les plus strictes, afin de lutter contre le blanchiment d’argent et la corruption. Dans ce contexte, les CPA sont bien placés pour apporter leur contribution au nouveau régime. « Nous maîtrisons les domaines que les nouvelles règles touchent, affirme Mme Bellringer. Nous établissons des contrôles internes, nous assurons le suivi, et nous validons les informations. À nous de faire en sorte que le système fonctionne. »
Mme Fiddian-Green va plus loin. Elle invite les CPA à se mobiliser pour court-circuiter le blanchiment d’argent. « Au-delà des débits et des crédits, qui est le client? De quels services a-t-il besoin? À quelles fins? Prendre un client, c’est aussi prendre un risque. » Les CPA feraient ainsi figure de première ligne de défense. Ils aideraient le client à éviter de s’empêtrer dans des affaires troubles et ils repéreraient de nouvelles sources d’argent sale. « Pour mettre des bâtons dans les roues des criminels qui tentent de s’immiscer ici, les CPA redoubleront de vigilance. »
Lutter contre le blanchiment d’argent
Voyez comment les comptables peuvent lutter contre l’argent sale et aider les entreprises à s’adapter aux nouvelles règles de propriété effective. Découvrez également dans quelle croisade l’ancien commissaire adjoint de la GRC, Peter German, s’est lancé pour mettre fin au blanchiment d’argent et apprenez pourquoi les dénonciateurs ont besoin de plus de protection au Canada.
Halte-là!Lutte contre la criminalité financière dans le monde: la traque s’intensifie. |
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Canada En février, dirigée par le juge Austin Cullen de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, la commission d’enquête sur le blanchiment d’argent dans la province entamait ses travaux. Casinos, courses de chevaux, immobilier, produits de luxe, cryptomonnaies sont dans la mire. On entend renforcer la réglementation et resserrer les modalités d’application de la loi, pour rétablir la réputation de la province. Un rapport sera publié ultérieurement. Royaume-Uni En2018, après l’effondrement du géant des infrastructures Carillion, la qualité et l’utilité des audits ont été remises en question. Londres a chargé Sir DonaldBrydon d’enquêter. Son mémoire de 2019 redéfinit l’audit comme assise de la confiance : un mandat qu’endosserait un nouveau professionnel, l’auditeur d’entreprise, selon des compétences, normes et principes distincts, à séparer des fonctions de comptabilité. Australie Au vu de l’indignation suscitée par diverses pratiques louches – corruption, falsification de documents, facturation à des clients décédés –, l’Australie a créé une commission royale sur les fautes professionnelles dans le secteur financier. Dans son rapport, la Commission exige une refonte des modèles de fonctionnement et de rémunération (prêts hypothécaires, assurances, gestion de fonds, conseils financiers), et réprimande les organismes de réglementation, en cheville avec les banques. Le gouvernement a promis de se plier à toutes les recommandations. Estonie Le plus grand scandale d’Europe : entre 2007 et 2015, on estime que 230G$US en argent sale, provenant surtout de la Russie, ont transité par la minuscule succursale de la Danske Bank à Tallinn, capitale de l’Estonie, où, pour un exercice en particulier, 10% des bénéfices de l’institution danoise avaient été réalisés. Le tout, sans éveiller les soupçons, ni des autorités ni du siège de la banque. L’affaire a donné lieu à nombre d’enquêtes et d’amendes. Depuis, la Danske est banca non grata en Estonie. Malaisie Entre 2009 et 2015, 4,5G$US auraient été détournés du fonds souverain 1Malaysia Development Berhad (1MDB) par un embrouillamini d’opérations et le recours abusif à des comptes en fiducie de cabinets d’avocats américains. Les coupables se sont offert d’opulentes demeures et de précieuses œuvres d’art. Accusé de blanchiment d’argent et de corruption par le FBI, le financier JhoLow, conseiller du gouvernement malaisien, s’est évaporé dans la nature. Goldman Sachs, qui a collecté 6,5G$US en obligations pour 1MDB, fait également l’objet d’une enquête pour corruption. Suède Fin 2019, le géant des télécommunications Ericsson a payé une amende de plus de 1 G$ US aux autorités américaines pour avoir versé 62M$ en pots-de-vin, en Asie et au Moyen-Orient. C’est la deuxième amende en importance jamais imposée en vertu de la loi américaine sur la lutte contre la corruption. Les entreprises qui coopèrent peuvent voir leur amende réduite, mais le colosse suédois n’a bénéficié que d’une maigre remise : il s’est fait tirer l’oreille pour fournir les pièces à conviction et n’a pas dûment sanctionné les coupables. |