Des communautés autochtones regagnent leur indépendance économique
« En quatre siècles, depuis le premier contact avec les Européens, l’économie s’est développée grâce à nos peuples » rappelle Keith Martell, CPA, GFAA, président et chef de la direction de la Banque des Premières Nations du Canada et membre de la Première Nation de Waterhen Laken. (Photo Jedidah Merkosak)
Quand Keith Martell, CPA, GFAA, président et chef de la direction de la Banque des Premières Nations du Canada (BPNC), parlait de son métier en famille et avec ses proches, le même commentaire fusait souvent : « Pourtant, chez nous, on n’est pas doués pour la finance. Tu dois tenir de ta mère. »
Par son père, M. Martell est membre de la Première Nation de Waterhen Lake, ce qui ne laissait pas d’étonner ses interlocuteurs. « De quoi me faire grincer des dents, à force. C’est la famille de mon père qui a toujours commercé, dans la traite des fourrures, l’exploitation d’avant-postes. C’était mon père, l’homme d’affaires. Du côté de ma mère, on trouve surtout des enseignants. Mon sens des affaires, je le dois à mes origines autochtones. »
Dans une large mesure, l’économie canadienne telle que nous la connaissons s’est bâtie grâce aux Autochtones. « En quatre siècles, depuis le premier contact avec les Européens, l’économie s’est développée grâce à nos peuples, par la traite de fourrures et le commerce avec les colons ou les explorateurs. À l’époque, les Autochtones ne se considéraient peut-être pas comme des gens d’affaires, mais ils gagnaient leur vie en travaillant comme guides, et en agissant comme intermédiaires pour l’approvisionnement et l’équipement. Cet esprit d’entreprise n’a été reconnu que récemment. »
Au fil du temps, maints peuples des Premières Nations et membres des groupes métis et inuits ont été exclus des rouages économiques, et leur sens des affaires, à défaut de servir, a fini par s’atrophier. « On peut tout enseigner, mais si les compétences ne sont d’aucune utilité dans le quotidien des apprenants, elles ne peuvent s’y intégrer », ajoute M. Martell. C’est ainsi que de nombreux particuliers et collectivités autochtones en sont venus à se fier à des tiers pour prendre en charge leurs finances, perpétuant le mythe de leur incompétence dans les affaires, mythe devenu parfois une conviction intériorisée.
Depuis quelques années, pourtant, dans les milieux autochtones, c’est l’essor économique. « Le mouvement est indéniable, qu’on pense à l’exploitation minière, près des communautés inuites dans le Nord, ou à l’exploitation forestière à l’échelle du Canada. » À cela s’ajoutent les efforts d’entrepreneurs qui lancent des projets dans divers domaines : énergie renouvelable, pêcheries, hydrocarbures, services en tout genre. Cet afflux de capitaux met en lumière l’importance des compétences en finances, et donne aux communautés une nouvelle occasion de regagner leur indépendance financière.
Créée en 1996, la BPNC visait entre autres à pallier le manque de services bancaires destinés aux Autochtones. « Nous avons ouvert des banques dans des communautés qui n’en avaient jamais eu. » La toute première succursale, à Saskatoon, sert aujourd’hui de siège social. Sans banque à proximité, comment ouvrir un compte? Comment bâtir son avoir? L’épargne-retraite, l’achat d’une maison, la cote de crédit, tout passe par la banque. Les 18 établissements de la BPNC (9 succursales à service complet et 9 centres bancaires communautaires) sont en régions éloignées, par exemple à Pond Inlet (Nunavut) et à Fort McPherson (Territoires du Nord-Ouest). « Même mille fois plus petits que les cinq grandes banques du Canada, nous approchons du milliard de dollars d’actifs; rien ou presque n’est hors de notre portée. Mais il a fallu 20 ans pour en arriver là. »
M. Martell a aussi participé à la genèse de l’association sans but lucratif AFOA Canada (Aboriginal Financial Officers Association of Canada), vouée au développement des capacités et au mieux-être financier de ses membres autochtones, association qui offre un programme d’agrément comme gestionnaire financier autochtone accrédité (GFAA). « Le travail accompli grâce au programme est indispensable. »
« On peut tout enseigner, mais si les compétences ne sont d’aucune utilité dans le quotidien des apprenants, elles ne peuvent s’y intégrer » explique Keith Martell, CPA, président et chef de la direction de la Banque des Premières Nations du Canada. (Avec l’autorisation de Keith Martell)
Voir davantage d’Autochtones occuper un poste de direction aux finances, tel est l’objectif à long terme de Terry Goodtrack, FCPA, président et chef de la direction d’AFOA Canada. « La comptabilité est la langue des affaires. En un sens, nos communautés n’ont pas réussi à acquérir le bagage nécessaire parce qu’on les a empêchées de participer à l’économie, et ce, depuis le début des années 1900. » En plus de former et d’outiller ses membres, l’organisation les invite à faire carrière dans la finance. Outre le programme de GFAA, elle offre le programme d’administrateur professionnel autochtone accrédité (APPA) et le programme d’accréditation en leadership autochtone (Certified Indigenous Leadership – CIL). S’y ajoutent le programme jeunesse Dollars and Sense; une semaine intensive sur la gestion des placements, en collaboration avec la Harvard Business School; et des ateliers sur les paiements forfaitaires, la planification de la retraite et d’autres sujets.
Les membres d’AFOA Canada bénéficient d’un réseau en expansion et d’un meilleur accès à divers tremplins, mais certains, depuis des décennies, essuient les rebuffades du monde de la finance. De quoi décourager les vocations. En réaction, M. Goodtrack prévoit une nouvelle campagne, qui lance des questions fondamentales : « Si les autorités limitent vos pouvoirs, exigent des suivis, prennent les décisions à votre place, que faut-il en conclure? Que vous êtes incapable d’agir de votre propre chef? » Il est primordial de renforcer non seulement les compétences, mais aussi la confiance. « Notre campagne portera ce message clé : prêts à relever le défi, nous ferons évoluer nos communautés, pour laisser derrière nous la pauvreté passive, remplacée par la prise en charge de notre patrimoine, gage de prospérité. »
La tâche sera ardue, vu certaines réalités profondément ancrées. M. Goodtrack se remémore une anecdote, remontant à ses études à l’Université de Regina, dans les années 1980 : « En comptabilité, on traitait de fiscalité, ce qui ouvrait un débat sur la raison d’être des impôts. C’était loin d’être une évidence, pour moi. »
AFOA Canada a récemment mis sur pied le Programme communautaire des bénévoles en matière d’impôt, en collaboration avec l’ARC et des bénévoles de CPA Ontario, en vue d’organiser des comptoirs d’impôts gratuits dans les communautés autochtones. M. Goodtrack espère qu’un réseau autonome de points d’aide aux contribuables s’implantera sur place, au fil du temps. « Certains obstacles sont flagrants, d’autres, plus subtils; certains sont culturels et d’autres encore, systémiques. Tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Il s’agit de déterminer les écueils propres à chaque groupe. »
Helen Bobiwash, FCPA, partage cet avis. « Pour qu’une personne s’intéresse aux finances, il faut qu’elle en constate la pertinence, vu son étape de vie, sa culture, son milieu. » Ce travail revêt pour Mme Bobiwash, comme pour M. Goodtrack, une dimension personnelle. « Cette cause me tient à cœur, car, n’eût été ma formation, ma vie aurait pris une tout autre trajectoire. » Membre de la Première Nation de Thessalon, elle offre ses services aux organisations autochtones, et intervient directement auprès des communautés voisines pour y renforcer les compétences financières de chacun.
« Pour qu’une personne s’intéresse aux finances, il faut qu’elle en constate la pertinence, vu son étape de vie, sa culture, son milieu » explique Helen Bobiwash, FCPA, membre de la Première Nation de Thessalon. (Avec l’autorisation de Helen Bobiwash)
En outre, Mme Bobiwash réalise des recherches pour AFOA Canada. Dans le contexte d’une étude, elle a découvert que la motivation des apprenants monte en flèche quand l’enseignant appartient à leur communauté, ou du moins, y vit depuis quelque temps. « Idéalement, AFOA Canada doit former et épauler des membres de la communauté, qui y resteront pour de bon. »
Selon les travaux de Mme Bobiwash, le langage utilisé pour exprimer la compétence financière représente aussi un facteur déterminant de la motivation. Elle s’interroge d’ailleurs sur l’expression « littératie financière ». Déroutante, inusitée? « Si quelqu’un ignore le sens du terme, va-t-il se sentir illettré, justement? » AFOA Canada parle plutôt de « mieux-être financier », ajoute-t-elle, tout en admettant que l’expression peut sembler assez large.
Simon Brascoupé, membre de la Première Nation de Kitigan Zibi Anishinabeg et ancien vice-président, Éducation et Formation, d’AFOA Canada, convient qu’il faut éviter toute confusion. « Sachons poser le problème. Certains, qui n’ont que peu de moyens, se débrouillent fort bien, dans les circonstances. » Alors, on se méfiera des étiquettes toutes faites, qui peuvent évoquer un ressenti d’incompétence. « On a choisi le terme “mieux-être financier” afin que la démarche se fonde sur les points forts. »
Comme Mme Bobiwash, M. Brascoupé réalise de temps à autre des enquêtes sur le mieux-être financier chez les Autochtones. Il a mené sa dernière étude d’importance pour AFOA Canada en 2013. « Nous avons appris qu’il faut du temps pour mettre au point les interventions. » Un exemple? Les programmes d’aide bénévole à la préparation des déclarations d’impôt. Dans les collectivités autochtones, certains se méfient du gouvernement, réticents à voir les fonctionnaires se mêler de leurs affaires. « Au départ, une petite trentaine de contribuables se prévalaient de ces services gratuits. Puis, ce nombre a augmenté, surtout quand les clients se sont rendu compte que souvent, ils bénéficieraient d’une prestation ou d’un remboursement, par exemple. » Il en va de même pour la formation des bénévoles. Comme l’a constaté Mme Bobiwash, les programmes tels que les comptoirs d’impôts connaissent davantage de succès si on y voit des visages familiers. Mais il faut alors pouvoir former et encadrer des bénévoles, qui offriront eux-mêmes les services. « Une formation continue et suivie devient indispensable à la pérennité des programmes. »
Bien des communautés autochtones vivent des difficultés à divers degrés, mais certaines avancent résolument sur la voie de la prospérité. « Que de victoires! Nous travaillons avec des intervenants et des clients remarquables », souligne Clayton Norris, CPA, GFAA, MBA. Membre des Premières Nations de Cold Lake, M. Norris est vice-président, Services aux Autochtones, à MNP, qui offre des services de comptabilité, de consultation et de fiscalité à plus de 250 entreprises issues des Premières Nations ainsi que des collectivités inuites et métisses. Témoin privilégié des efforts déployés dans le milieu, il a décidé de faire équipe avec AFOA Canada en 2017 afin d’instituer un prix d’excellence annuel pour les communautés autochtones. « Les petites et moyennes nations ne font pas forcément la une, mais elles accomplissent de l’excellent travail. C’est l’idée derrière ce prix. Certaines se débattent contre les difficultés depuis 10 ans, 20 ans. C’est triste à dire, mais ce sont leurs défaites qu’on voit en manchette. Alors, quand l’une d’elles réalise un virage à 180 degrés, nous voulons le souligner, même si la nouvelle ne paraîtra pas dans le Financial Post. » La bande de Kanaka Bar, en Colombie-Britannique, a remporté le prix de 2019 pour son travail exceptionnel : elle a mis le cap sur le mieux-être financier et réussi à outiller ses membres. La cérémonie de remise du prix de 2020, prévue pour le 29 octobre, a été reportée à 2021 en raison de la pandémie.
De plus, MNP offre le programme de comptabilité et de tenue de livre à distance FUTÉ depuis 2018, pour accompagner les administrations, organisations et entreprises autochtones dans leur croissance. « Il n’y a pas beaucoup de CPA et de GFAA d’origine autochtone. Difficile de faire bouger les choses, constate M. Norris. Nous avons donc créé un modèle de comptabilité en nuage qui épaule ceux qui sont à pied d’œuvre dans le milieu. » La structure vise à établir les fondements de l’autonomie. « Nous avons greffé des programmes d’apprentissage autonome au modèle proposé, les ILP, pour Independent Learning Programs. On aide les participants à dresser leur plan comptable et à monter leurs systèmes, puis on les forme, et leur équipe prend le relais. » Après avoir suivi les modules ILP, certains participants passent à l’étape supérieure : ils deviennent GFAA ou étudient la comptabilité.
Les réussites éclatantes se multiplient, mais les obstacles tenaces demeurent. « Dans nos communautés, la complexité règne. Certaines, victorieuses, marquent des points, tandis que d’autres bataillent. Les écarts se creusent », résume Terry Goodtrack. Après l’arrivée fracassante de la COVID-19, la plupart des services financiers, soudain virtualisés, ont migré en ligne. Les inégalités s’aggraveront-elles? « Si l’économie des peuples autochtones ne parvient pas à suivre le rythme, elle n’en sortira pas indemne. Quand émergent des innovations de rupture, on le sait, une tranche de la société est laissée pour compte. »
D’où l’importance de s’investir pour outiller les communautés, dit M. Martell. Un geste qui revient à renforcer les assises du mieux-être, à l’échelle de l’économie canadienne. « Les enjeux s’étendent au-delà des collectivités amérindiennes, inuites, métisses. Donner à leurs membres et organisations les moyens de prospérer, de progresser, c’est consolider les atouts du Canada. Assurer la réussite des populations autochtones, jeunes, en pleine expansion, c’est assurer l’avenir du pays tout entier. »
BÂTIR DES PONTS
Découvrez comment CPA Canada tisse des liens et jette les bases de la prospérité à long terme dans les communautés autochtones, notamment dans le cadre du Programme de mentorat Martin / CPA Canada pour les élèves autochtones du secondaire, créé en partenariat avec l’ancien premier ministre Paul Martin.