Rencontre avec la CPA qui adore les idées lumineuses
Lally Rementilla, CPA et investisseuse providentielle, s’est jointe à BDC Capital, où elle dirige le volet de financement garanti par la PI. (Photo Daniel Ehrenworth)
Fin mars, neuf jours seulement après que l’OMS eut déclaré l’état de pandémie, Justin Trudeau, confiné au Rideau Cottage, promet que le Canada augmentera rapidement la production du matériel d’urgence dont le personnel de santé a tant besoin : masques, blouses, désinfectant pour les mains, trousses de dépistage de la COVID en moins d’une heure – et environ 1 000 ventilateurs supplémentaires conçus par Thornhill Medical, entreprise de technologie médicale de Toronto.
Ces ventilateurs ressemblent à des unités portatives de soins intensifs : compacts, alimentés par batterie, ils mesurent les signes vitaux et fournissent une aide respiratoire grâce à l’oxygène de l’air. Thornhill a créé cet appareil il y a plus de dix ans pour le Corps des Marines des États-Unis, qui avait besoin d’un dispositif léger pour administrer des soins intensifs sur le terrain. En 2017, l’entreprise compte des clients dans plus de 30 pays et des dizaines de brevets à son actif. Elle travaille sur de nouveaux produits : unité mobile d’anesthésie; première unité portative de traitement du monoxyde de carbone. Mais le cycle de vente de ces produits est long, et chaque ventilateur exige 1 500 pièces difficiles à trouver. Le besoin de capitaux est urgent. L’ennui, c’est que la valeur de Thornhill réside dans la propriété intellectuelle (PI), et non dans ses appareils : les banques font la sourde oreille.
En quatre décennies seulement, l’économie axée sur la production de biens destinés à la vente a cédé le pas à l’économie du savoir : les idées sont devenues la principale marchandise. C’est la différence entre Walmart et Google. En 1970, environ le quart de la population active américaine occupait un emploi dans le secteur manufacturier, contre moins de 10 % au début des années 2000 – une première depuis la révolution industrielle. Au Canada, entre 2004 et 2008 seulement, les emplois dans le textile et la fabrication de vêtements ont chuté de près de la moitié. L’Occident a réalisé qu’il était plus rentable de sous-traiter sa production en Chine et en Inde, et de maintenir son avantage concurrentiel en produisant de nouveaux concepts, notamment dans l’espace numérique en plein essor. Désormais, plus de 90 % de la valeur du S&P 500 repose sur des actifs incorporels : recherche, données, relations clients, stratégie, marketing et, surtout, PI.
Cependant, les idées sont difficiles à fixer dans un bilan, et les banques veulent des immobilisations pour assurer leurs risques. Il est donc bien plus facile pour une entreprise de négocier un prêt en affectant à titre de garantie des biens tangibles : bâtiments, équipements, terrains. En cas de faillite, la dette contractée sera remboursée par la vente des actifs corporels affectés en garantie. Il en va tout autrement pour les actifs incorporels : aucune mesure normalisée ni aucune méthode convenue ne permet d’en déterminer la valeur. Garantir un prêt par la PI? Aucun intérêt, pour une banque. Résultat : la plupart des entreprises riches en PI sont laissées pour compte.
Lally Rementilla, elle, pense qu’il est possible de fixer un prix pour la PI. Elle dirige Quantius, prêteur commercial nouveau genre de Toronto, qui finance des PME du savoir avec pour garantie des actifs incorporels. À ses yeux, il s’agit là d’un moyen de couvrir le risque, et non de s’y exposer. « Les entreprises riches en PI ont un portefeuille unique, une clientèle mondiale et la solidité requise pour survivre à une récession. Nous étions donc prêts à prendre le temps d’analyser leur PI et leurs actifs incorporels. »
Ainsi, en 2017, Thornhill Medical a reçu de Quantius les fonds nécessaires pour lancer trois nouveaux produits, améliorer son approvisionnement en pièces et augmenter le rendement de sa chaîne logistique. Forte de ce succès, Thornhill a obtenu d’une société de capital-investissement de Shanghai un financement de série A l’année suivante. Depuis, ses revenus ont explosé de 800 %. En avril 2020, en pleine pandémie, l’entreprise pouvait livrer jusqu’à 500 ventilateurs par mois aux hôpitaux canadiens. « Thornhill illustre notre thèse, affirme Lally Rementilla. Maintenant, on s’arrache ses innovations dans le monde entier. En ces temps difficiles, la résilience paie. »
Aujourd’hui, Lally Rementilla aide beaucoup plus d’entreprises à connaître un succès semblable. En mai 2020, le quintette de Quantius s’est joint à la Banque de développement du Canada, société d’État qui a engagé plus de 36 G$ auprès de 62 000 entrepreneurs, à différents stades de développement. Sa division d’investissement, BDC Capital, voulait libérer le potentiel des entreprises riches en PI pour qui l’accès au capital est un casse-tête; elle a vu en Quantius le prêteur idéal pour y parvenir. Aussi vient-elle d’annoncer la création d’un fonds de 160 M$ pour soutenir les entreprises du savoir sous forme de capitaux propres et de capitaux empruntés. Un vent fort favorable pour la PI au Canada. « Nous avons toujours eu pour mandat d’aider les sociétés canadiennes à se développer », poursuit Lally Rementilla. Ce partenariat avec la BDC décuple les possibilités.
Des chercheurs de l’Université Dalhousie ont conclu un accord avec Tesla pour développer une nouvelle batterie, sauf que le brevet appartient à la société d’Elon Musk. (Daniel Ehrenworth)
Lally Rementilla connaît la valeur d’une rentrée de trésorerie qui tombe à point. Sa mère, pharmacienne à Olongapo, ville située à deux heures de Manille, rêvait de créer sa propre pharmacie. Un investissement de sa belle-mère lui a permis d’ouvrir un magasin, puis plusieurs autres, et enfin une agence de voyages. La grand-mère de Lally Rementilla avait été en mesure d’offrir ce capital initial, car elle avait créé une série d’entreprises prospères, transformant un kiosque de coin de rue où l’on vendait des bandes dessinées de superhéros en un portefeuille immobilier commercial et une chaîne de stations-service. Lally Rementilla revoit sa grand-mère au volant de son camion-citerne, revenant de la raffinerie sur les routes en zigzag. « Il y a des entreprises familiales et il y a des familles d’entrepreneurs. Nous sommes une famille d’entrepreneurs. C’est dans nos gènes. »
En 1990, les Rementilla quittent les Philippines pour la stabilité politique du Canada. Lally étudie à la Schulich School of Business de l’Université York où elle obtient un MBA, après avoir étudié à temps partiel tout en travaillant pour Lucent, entreprise d’équipement de télécommunications. En 2003, année même où elle reçoit son titre de CPA, elle joint le site de rencontres Lavalife, dont elle devient ensuite vice-présidente des finances avant de jouer un rôle déterminant dans la vente de l’entreprise pour 180 M$ en 2004. Son passage à Lavalife lui permet également de comprendre les difficultés auxquelles se heurte une entreprise, même très lucrative, dont les actifs sont incorporels. « Souvent, comme directrice des finances, j’allais à la banque solliciter un prêt, et on me demandait toujours si j’avais un immeuble, de l’équipement. Nous avions des clients partout dans le monde, un précieux portefeuille de PI, mais personne ne saisissait notre modus operandi. »
Lally Rementilla quitte Lavalife au bout de huit ans et siège par la suite au conseil d’administration de l’Association canadienne des technologies de l’information. Elle lance Coco Capital, spécialisée dans l’investissement providentiel à l’intention des cheffes d’entreprise. Puis, en 2015, elle se joint à Quantius comme directrice financière, pour en devenir la PDG en 2019. Elle montre beaucoup d’empathie envers les demandeurs de prêts qui se présentent chez Quantius. « Je connaissais la réalité des entreprises que nous financions. Je sais combien il est difficile de solliciter des fonds en permanence et combien il est frustrant d’être pénalisé parce que les prêteurs traditionnels traitent vos actifs différemment. » À présent associée directrice, Financement sur actifs de propriété intellectuelle chez BDC Capital, elle ne ménage aucun effort pour aider ces entrepreneurs à favoriser leur croissance.
Comment? En passant au peigne fin leur portefeuille de PI. Son équipe décortique chaque actif incorporel pour distinguer ce qui fait l’originalité et la force de l’entreprise, et ce qui pourrait la protéger. Par exemple, l’analyse des brevets à l’échelle mondiale permet d’identifier les concurrents directs et ceux qui pourraient constituer une menace dans les deux années suivantes, ainsi que les éventuelles sources de revenus provenant de la violation de brevet. L’équipe détecte des possibilités de partenariats ou d’accords de licence; repère les risques dans un domaine litigieux; détermine même si une entreprise pousse l’innovation un peu trop loin. « Parfois, il y a danger à être le premier à pointer le bout de son nez. Le marché n’est pas toujours prêt. La singularité de la PI n’est pas l’unique facteur de réussite. »
Lally Rementilla, CPA et investisseuse providentielle, s’est jointe à BDC Capital, où elle dirige le volet de financement garanti par la PI. (Photo Daniel Ehrenworth)
Et lorsque l’évaluation est terminée, elle est refaite, et refaite. Après tout, lorsque Quantius investit sur la foi d’un actif incorporel, elle veut s’assurer que cet actif continuera de prendre de la valeur. Au nombre des entreprises appuyées dans le passé : la jeune pousse Baanto International, spécialisée dans les écrans tactiles, la pharmaceutique Acerus et la société de logiciels d’apprentissage en ligne Lambda Solutions – qui pourrait bien devenir une réussite spectaculaire, puisque des millions d’écoliers étudient à la maison en ce moment.
Pour ce travail chronophage, il faut disposer de compétences très diverses en évaluation, denrée rare chez un prêteur – et même à la BDC. Lorsqu’il a mis en place le projet de financement garanti par la PI, Jérôme Nycz, vice-président exécutif de BDC Capital, a cherché la perle rare parmi les 2 400 employés de la banque. En vain. Début 2020, la BDC songeait à investir dans un fonds dirigé par Quantius : la magie a opéré. « Lally Rementilla avait une équipe de pointe, mais pas d’accès au capital. Moi, j’avais accès au capital, mais pas d’équipe. » La solution? Le partenariat. Désormais, l’équipe de Quantius aide BDC Capital à favoriser le développement de la PI au Canada grâce à une série de prêts de 3 à 10 M$.
Selon Lally Rementilla, quand la banque investit dans une entreprise, elle envoie un signal fort, qui dit : cette PI est très prometteuse; je la soutiens. Elle incite d’autres bailleurs de fonds publics et privés à lui emboîter le pas. « C’est ainsi que l’on crée un écosystème bon pour l’innovation. »
« Lorsqu’une banque, une société d’État, investit de grosses sommes dans des entreprises de PI, le message est clair : la PI, ça compte. »
Parlez avec un expert canadien de la PI, et tôt ou tard, la discussion portera sur Tesla et ses batteries. En 2016, des chercheurs de l’Université Dalhousie, à Halifax, ont conclu un partenariat exclusif de recherche de cinq ans avec la société de véhicules électriques d’Elon Musk. En septembre dernier, ils ont annoncé avoir mis au point une batterie d’une durée de vie supérieure à 1,5 million de kilomètres, soit deux fois plus que la capacité actuelle. Certes, le prestige revient aux chercheurs. Mais le brevet appartient à Tesla.
Comment est-ce possible? Le Canada traîne la patte dans la protection de la PI et des brevets, outils essentiels pour commercialiser nos innovations. Les entrepreneurs et les universitaires ne voient pas forcément la PI comme une priorité : dans les universités canadiennes, on la considère fréquemment comme une monnaie d’échange, puisque les pouvoirs publics octroient les fonds de recherche selon le nombre de diplômés susceptibles d’être formés ou de publier. C’est alors que Tesla frappe à la porte : « J’ai besoin de cette recherche; je vous donne des millions de dollars pour la réaliser; vous pourrez compter sur quantités de diplômés et de publications », résume Myra Tawfik, professeure de droit, de commercialisation et de stratégie de la PI à l’Université de Windsor. Pour une université, c’est une aubaine! Ainsi Google finance-t-elle la recherche sur l’IA du Vector Institute de l’Université de Toronto, et Huawei verse-t-elle 50 M$ à plus d’une dizaine d’universités canadiennes pour développer une technologie sans fil ultrarapide.
En échange, toute PI issue de la recherche appartient à l’entreprise, même si cette PI peut valoir infiniment plus que le financement initial. « Tesla a manifestement besoin de ces batteries, déclare Shiri Breznitz, professeure agrégée à la Munk School of Global Affairs and Public Policy de l’Université de Toronto. Mais les retombées de nos recherches nous échappent parce que nous ne savons pas les protéger. » Ainsi, le brevet étant au chaud dans les coffres de Tesla, la richesse générée par cette batterie surpuissante s’en va droit en Californie. Pourtant, nous savons que les entreprises riches en PI sont un fleuron pour une économie nationale : elles génèrent jusqu’à dix fois les revenus d’une entreprise sans PI, versent des salaires de 16 % supérieurs à ceux d’une entreprise sans PI et ont plus de chances de connaître une forte croissance (probabilité de 64 %).
Ailleurs, on investit depuis longtemps dans la protection de la PI. Quelques exemples. L’Association coréenne de promotion des inventions propose un programme de formation de trois jours, tous frais payés, à Séoul; objectif : aider les entreprises à maîtriser les ficelles de la PI. L’Office des brevets et des marques des États-Unis fournit des services juridiques gratuits aux inventeurs. Au Royaume-Uni, le Bureau de la propriété intellectuelle a mis au point Cracking Ideas, un programme scolaire sur la PI pour les élèves de cinq ans et plus. Heureusement, le Canada semble enfin rattraper son retard. En 2018, le gouvernement fédéral a lancé une stratégie de PI à plusieurs volets, qui s’est étendue depuis : collectif de brevets (qui aide les PME à acheter et à conserver des brevets), répression des trolls des brevets (qui s’en prennent aux entreprises innovantes pour obtenir des revenus de licence), cliniques juridiques de PI abordables pour les entrepreneurs organisées dans les facultés de droit canadiennes, et initiatives de PI autochtone pour explorer les liens entre PI et savoir traditionnel.
Sans oublier les 160 M$ de la BDC et l’important message que cette banque envoie. Il ne s’agit pas d’un fonds d’innovation ou d’un fonds technologique. Un seul objectif ici : la PI. « Lorsqu’une banque, une société d’État, investit de grosses sommes dans des entreprises de PI, le message est clair : la PI, ça compte », poursuit Myra Tawfik. Et c’est une source d’inspiration pour les autres. Lally Rementilla a consulté plusieurs acteurs – Innovation Canada, Conseil national de recherches du Canada, Service des délégués commerciaux – pour renforcer le soutien aux entreprises canadiennes novatrices, les aider à se développer et à prospérer dans le monde entier. « Nous ne tenons pas à faire cavalier seul. Nous voulons créer un véritable écosystème. Ce sera la clé d’une réussite fulgurante. »
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