Savoir tirer parti de l’intelligence artificielle
Durant les années 2010, les assistants numériques comme Siri et Alexa se sont multipliés, propulsant plusieurs outils d’IA dans la vie quotidienne. (Photomontage Cindy Lubinic)
C’est en 2006 que Bryant Ramdoo, associé et leader national, Innovation en audit et en certification, à KPMG au Canada, a fait ses premiers pas dans le métier. L’heure était aux balbutiements de Facebook et de l’emblématique iPhone d’Apple. Les dossiers d’audit, eux, se présentaient encore sur papier. Il va sans dire qu’à l’époque, l’intelligence artificielle (IA) n’était qu’une idée naissante, pointue, l’apanage de quelques chercheurs. Justement, c’est aussi en 2006 que Geoffrey Hinton, professeur à l’Université de Toronto, féru de psychologie cognitive et d’informatique, accompagné du doctorant Ruslan Salakhutdinov, publiait une étude marquante sur la mise en œuvre pratique de vastes réseaux neuronaux, pierre d’assise des algorithmes d’apprentissage profond.
Puis, en 2010, les assistants numériques comme Siri (Apple) et Alexa (Amazon) ont percé le marché. Grâce aux avancées accélérées observées du côté des logiciels et du matériel, les outils d’IA, aujourd’hui omniprésents, se multiplient. « Nous constatons une croissance phénoménale de la quantité de données, couplée à une émergence de ressources et de technologies pour les traiter, résume Bryant Ramdoo. Et l’IA permet de manier une myriade de données lors des audits. »
Bryant Ramdoo, Associé et leader national, Innovation en audit et en certification, à KPMG Canada (photo fournie)
Autant ces nouveautés s’appliquent à merveille au domaine comptable, autant chercheurs et experts sonnent l’alarme quant aux dangers d’un recours abusif à l’IA. Un fauve à dompter. Même Geoffrey Hinton, considéré comme l’un des pères de l’IA, en a dénoncé les risques. Il a préféré quitter son poste à Google en avril 2023, où il menait des recherches sur l’apprentissage profond depuis 2013, tout en continuant à enseigner à l’Université de Toronto. Malgré ses réserves, les experts en comptabilité et en IA sont unanimes : mis à profit comme il se doit, de puissants algorithmes facilitent le travail du CPA.
Un exemple éloquent? L’audit, qui, comme on le sait, comporte maintes étapes fastidieuses et répétitives : échantillonnage d’opérations, contrôles par sondage, analyse d’ensembles de données, la liste s’allonge. La solution réside peut-être dans les outils qu’offrent les MindBridge de ce monde. Établie à Ottawa, l’entreprise propose une plateforme d’exploration des risques et de détection d’anomalies qui repose sur l’IA. Un outil qui aide les auditeurs à repérer, à isoler et à décrypter les risques sur de vastes jeux de données. Depuis sa fondation en 2015, MindBridge a mobilisé 40 M$ et, en avril 2023, a annoncé avoir noué une alliance mondiale avec KPMG. Le cabinet, lui, en a profité pour enrichir sa plateforme d’audit intelligente, KPMG Clara, renforcée par les outils d’IA de MindBridge, le tout pour faciliter la détection d’anomalies au fil des audits numériques. Bryant Ramdoo explique qu’autrefois, trouver un écart revenait à chercher une aiguille dans une botte de foin, pour tenter de déceler les opérations à risque, ce que MindBridge accomplit en quelques secondes. « L’outil ratisse large, embrasse de vastes étendues et prospecte des territoires inexplorés. »
Rachel Kirkham, vice-présidente, IA et Produit, à MindBridge, a noté que les auditeurs ignorent parfois par où commencer. « Pour une grande entreprise, difficile de repérer les zones à risque parmi une multitude de données. » Or, MindBridge, infatigable, peut éplucher 500 millions d’éléments et les décortiquer pour repérer les opérations à scruter. « Dans le cadre d’un audit externe, la démarche permet de comprendre d’entrée de jeu certains risques cachés sous les chiffres. » Rachel Kirkham, qui a passé 10 ans au National Audit Office du Royaume-Uni, se consacrait à des recherches sur les applications de l’IA. Elle a dirigé une équipe d’experts en sciences des données et d’analystes qui s’attachaient à élargir les capacités d’analyse des données en audit. « L’auditeur peut ainsi se concentrer sur les contrôles par sondage et choisir des opérations inhabituelles pour réaliser des tests. C’est bien plus efficace que les méthodes d’hier. »
Comme l’explique Rachel Kirkham, le modèle d’IA MindBridge se focalise sur plusieurs indicateurs de risque (apprentissage automatique, modèles statistiques, règles) pour cibler les opérations inhabituelles. Tout sera passé au crible : grand livre, registre de paie, paiements par carte, comptes fournisseurs. Le logiciel charge les données, effectue l’analyse par apprentissage automatique, classe l’information, puis la présente à l’utilisateur, en mesure de repérer sans délai les opérations risquées. « Au début, c’était moi qui examinais et évaluais les opérations, une à une, raconte Bryant Ramdoo. À présent, en quelques clics, nous obtenons un portrait du risque, un portrait qui, autrefois, aurait pris des semaines, voire des mois à dresser. »
Il ajoute qu’en plus de faire gagner du temps aux auditeurs, l’outil MindBridge intégré à KPMG Clara leur donne les moyens de décoder la logique derrière certains algorithmes. Il s’agit de comprendre les motifs à l’appui de la sélection d’une opération jugée à risque. « L’auditeur n’a pas l’impression que l’algorithme a choisi l’opération arbitrairement, sans explication. » C’est ce que certains appellent « l’explicabilité », un assemblage de processus et de méthodes qui visent à éclaircir la démarche pour inspirer confiance.
Geoffrey Hinton, longtemps considéré comme un des pères de l’IA, met dorénavant en garde contre les risques existentiels que pose l’évolution rapide de la technologie. (Photo Chloe Ellingson/The New York Times/Redux)
Rachel Kirkham signale qu’en comptabilité et en finance, le premier stade d’un virage vers l’IA consiste à découvrir les différents types d’IA et leurs applications. MindBridge, pour examiner les transactions, s’appuie sur la détection d’anomalies, un outil qui diffère de l’analyse par modèle linguistique d’envergure, assise de l’outil ChatGPT d’OpenAI.
Une fois qu’on s’est fait une idée de l’utilité de l’IA et des modalités d’intégration à envisager pour orienter la stratégie de gestion des données, la prochaine étape sera de réfléchir aux virages à adopter : « L’IA exige-t-elle des changements, des remaniements, sur le plan des ressources humaines, des processus, des technologies? » La réflexion aidera la direction à déterminer les mécanismes qu’il faudra modifier et à définir les compétences dont les CPA (actuels ou futurs) auront besoin pour prendre en main les nouveaux outils.
Dans un monde idéal, le cabinet devrait aussi s’appuyer sur une personne-ressource qui s’intéresse vivement aux TI. Pourquoi? Parce que l’adoption d’un nouvel outil d’IA, « c’est un peu comme l’arrivée d’un stagiaire, qui veut apprendre et s’investir », explique Erin Kelly, présidente et chef de la direction d’Advanced Symbolics, cabinet-conseil en études de marché d’Ottawa, spécialisé en IA. Pour former une plateforme d’IA à la tenue de livres, les utilisateurs sont invités à « penser » comme l’outil, afin que ce dernier travaille le mieux possible. « Si vous confiez la tâche d’encadrement à quelqu’un qui manque de motivation, la rigueur pourrait faire défaut. Le système d’IA pourrait prendre de mauvais plis et multiplier les erreurs. »
Par ailleurs, il faut prendre acte des enjeux de sécurité et de protection des renseignements personnels. C’est là où le bât blesse, explique Erin Kelly. Et de rappeler que des sommités comme Geoffrey Hinton soulignent les périls de l’IA. « Une refonte du cadre législatif s’impose. On voit que les autorités peinent à suivre la cadence de l’évolution de l’IA, qui progresse au galop. »
Erin Kelly le fait remarquer, d’une organisation à l’autre, les particularités comptables varient, et les solutions IA à adopter aussi. Une approche sur mesure est donc préconisée. La comptable recommande également aux cabinets de penser au plan de mise en œuvre des technologies, notamment pour le traitement des données confidentielles.
Les CPA sont invités à jouer un rôle clé pour qu’on évite de confier aveuglément les rênes à l’outil d’IA, précise Erin Kelly. Pensons aux avions, munis depuis longtemps d’un système de pilotage automatique et d’outils d’IA. On ne les laisse pas décoller sans pilote, tout de même. « C’est la même chose en comptabilité. Il faut s’investir et continuer d’avoir l’IA à l’œil, au cas où elle ferait fausse route. L’être humain a le devoir de repérer les erreurs. On ne voudrait pas constater, après coup, à la fin de l’exercice, que l’IA s’est trompée, mois après mois. » Alors, vers qui se tourner pour initier les CPA aux nouvelles réalités? Certains programmes de perfectionnement, centrés sur les technologies, ont vu le jour. KPMG, en étroite collaboration avec l’Université Simon Fraser à Burnaby, a créé une académie numérique pour former ses auditeurs à la comptabilité de l’avenir, grâce à des cours axés sur l’analyse de données, l’innovation et l’IA.
Pour certains volets de la formation, le cheminement se fait d’emblée, à l’université. Minlei Ye, professeure de comptabilité à l’Université de Toronto, fait valoir que le programme outille les étudiants, déjà exposés aux technologies émergentes : analyse de données, programmation de base, langage Python, un éventail de disciplines entrent en jeu. « Je dirais que le cursus s’adapte et se met au diapason de l’évolution de l’audit, en fonction des pratiques du milieu. »
Minlei Ye, qui pense que l’IA pourrait également venir jeter un éclairage sur d’autres questions de comptabilité, donne l’exemple des principes et méthodes à appliquer pour établir une provision pour créances douteuses. En vue de calculer quel pourcentage du chiffre d’affaires sera éventuellement radié, l’entreprise se base d’habitude sur des estimations, en fonction des précédents, mais un outil d’IA peut affiner les prévisions. De quoi gagner du temps et mieux affecter les ressources, ajoute-t-elle.
Du côté des savoir-faire d’ordre général, Irene Wiecek, qui enseigne elle aussi la comptabilité à l’Université de Toronto, insiste sur la capacité d’adaptation au changement, atout à cultiver pour les étudiants et les CPA, surtout quand les technologies bougent. « Ils doivent rester ouverts, accueillir les nouveautés. Dans le contexte de la Grille de compétences, c’est ce qu’on appelle l’apprentissage en continu, soit la volonté d’apprendre encore et toujours. » Irene Wiecek était l’une des huit membres du Groupe de travail sur la Grille de compétences qui a mené à bien son mandat en mars 2022. La nouvelle Grille de compétences 2.0 n’oblige pas explicitement les universités à ajouter l’IA au rang des matières, mais propose des principes généraux. Au lieu de dresser une liste de sujets que les futurs CPA doivent maîtriser, la Grille ménage plutôt une certaine marge de manœuvre, pour répondre aux exigences des partenaires de l’université qui engagent des diplômés. « Autrement dit, les CPA sont appelés à bien connaître les technologies. L’ouverture aux technologies émergentes et la volonté d’apprentissage figurent parmi les piliers de la Grille 2.0. »
« L’avenir s’annonce prometteur pour la profession, car des outils inédits permettront aux CPA de travailler mieux et d’éviter certaines tâches fastidieuses », de conclure Bryant Ramdoo. Les professionnels auront à leur disposition davantage de temps pour renseigner leurs clients, dresser des analyses rigoureuses et, plus que jamais, mener un dialogue fructueux avec leurs interlocuteurs, d’un être humain à l’autre.
EN SAVOIR PLUS SUR L’IA
Consultez les ressources technologiques de CPA Canada sur les incidences de l’automatisation et de l’IA concernant le rôle des CPA. Voyez ce que pense Olivier Blais, un expert du secteur, quant à savoir si l’IA évolue trop vite pour la règlementation suive. Écoutez le balado de la série Voir demain sur l’incidence de l’IA en comptabilité et découvrez pourquoi il est important d’adopter une approche de l’IA responsable et centrée sur l’humain.