Jacob Ellis sur les marches à l'intérieur d'un cinéma Cineplex
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Septième art

Ellis Jacob, PDG de Cineplex, a braqué les projecteurs sur les attentes du public d’ici.

Jacob Ellis sur les marches à l'intérieur d'un cinéma CineplexEllis Jacob, PDG de Cineplex depuis 2003 et cinéphile de longue date (photo par Daniel Ehrenworth).

En mars, Ellis Jacob, à la tête de Cineplex, accueillait à bras ouverts Keanu Reeves au Scotiabank Theatre de Toronto pour la première de John Wick : Chapitre 4. Sept jours plus tard, entre les rendez vous qui jalonnent un horaire chargé, il était de retour sur place pour serrer la main d’un tout autre personnage, Victor Valle, directeur d’un cinéma Cineplex non loin. Les deux hommes se sont connus en 2005, première année de Victor Valle comme directeur de la salle de cinéma Yorkdale SilverCity. À l’époque, Ellis Jacob y amenait tous les samedis sa mère Tryphosa, qui partageait sa passion pour le septième art.

Aujourd’hui âgé de 70 ans, PDG de Cineplex depuis 2003 et cinéphile de longue date, Ellis Jacob a su tenir la barre du géant du cinéma, contre vents et marées. Entre fusions et arrêt forcé imposé par la pandémie, que d’écueils à éviter! Mais comme dans les meilleurs films, ce parcours pour asseoir la réussite de Cineplex s’apparente à un récit riche en rebondissements.

Diplômé de l’Université McGill, Ellis Jacob entre chez KPMG et devient CA. Il obtient ensuite un MBA à l’Université York de Toronto avant de travailler pour Ford, où il rencontre son mentor, Gerry Kishner. Peu après, ce dernier quitte Ford pour Motorola et invite le jeune homme à le suivre. Pendant sept ans, une étroite relation s’établit entre eux.

Puis, quand Gerry Kishner décide de partir pour la chaîne Cineplex Odeon, alors dirigée par Garth Drabinsky et Myron Gottlieb, il appelle Ellis Jacob. Réticent, ce dernier répond que le chaos règne chez Cineplex. Ce sera partie remise. Il revient sur sa décision en 1987 pour se joindre à l’équipe comme vice président des finances et contrôleur. C’est le début d’une carrière dans le secteur cinématographique, mais le parcours ne sera pas sans heurts.

« Le premier jour, dit Ellis Jacob, je n’avais ni bureau, ni ordinateur, ni téléphone. » Un début abrupt, dans le contexte du chaos déjà évoqué. « Il se passait bien des choses, il y avait des tensions à la direction, mais j’avais fort à faire, et mon travail me plaisait. »

Infatigable, Gerry Kishner fait le saut chez Canadian Tire. Il sollicite derechef Ellis Jacob, qui refuse de le suivre. « Je ne souhaite pas être une demoiselle d’honneur, je veux être la mariée », dit il à Gerry Kishner, avec un humour pince sans rire. Quelques années plus tard, il deviendra chef des finances, puis PDG de Cineplex Odeon.

La fin des années 1980 a été tumultueuse, la décennie suivante se révélera encore plus éprouvante. « En 1989, quand les dirigeants de Cineplex sont partis, nous étions en mauvaise posture », se souvient Ellis Jacob. En 1994, il avait réduit la dette de moitié, mais la chaîne restait empêtrée dans ses baux précédents, plombée par son passif. Vu l’expansion imminente des cinémas AMC, Ellis Jacob orchestra une fusion avec Loews en 1998, opération qui allait toutefois signer son propre départ. « J’étais marié, j’avais deux enfants, et j’étais rongé par l’inquiétude. »

Fort heureusement, il connaît à fond l’industrie du cinéma. Il y voit des occasions d’échange, de rassemblement, et son flair déterminera la prochaine étape. « Je voulais ouvrir dans les petits centres urbains des salles de cinéma à l’image de celles des métropoles. Tout le monde s’étonnait. » On a beau lui dire : « C’est le règne du magnétoscope! Personne ne va au cinéma dans une petite ville », Ellis Jacob reste convaincu que son projet tient la route. Avec Gerry Schwartz, fondateur et PDG du groupe Onex, et d’autres chefs de file, il crée Galaxy Entertainment. Galaxy remanie de fond en comble de petits cinémas : écrans, fauteuils, haut parleurs, comptoirs de restauration, tout est repensé.

En 2001, Onex annonce son intention d’acheter Loews Cineplex, au bord de la faillite. En 2003, Onex fusionne Loews Cineplex et Galaxy pour mettre sur pied Cineplex Galaxy. Et voilà qu’Ellis Jacob retrouve son poste de PDG.

« Puis, en 2005, Famous Players, notre premier concurrent au Canada, était à vendre », ajoute t il. Ellis Jacob se mesure alors au redoutable Sumner Redstone, qui pilote Paramount, société mère de Famous Players, et au gouvernement du Canada, qui n’est pas chaud à l’idée de voir Cineplex Galaxy s’emparer d’une large part du marché. L’opération sera conclue, mais Cineplex sera tenue de se défaire de certains cinémas pour satisfaire aux dispositions antitrust du Bureau de la concurrence du Canada.

« Nous avons créé un groupe remarquable, qui fait désormais partie du paysage cinématographique, signale Ellis Jacob. Parfois, ce sont les circonstances qui nous poussent à agir, et le contexte était favorable. »

Jacob Ellis sur les marches à l'intérieur d'un cinéma CineplexEllis Jacob dans un cinéma Cineplex (photo par Daniel Ehrenworth).

Après avoir hissé Cineplex au sommet de l’industrie cinématographique du Canada, Ellis Jacob cherche à enrichir l’expérience client.

Il existe aujourd’hui différents modes de visionnement : IMAX, UltraAVX, D Box, 4DX, salles VIP, tant de choix se déclinent, des écrans géants aux fauteuils vibrants, pour plonger le spectateur au cœur de l’action. Cineplex possède aussi des centres de divertissement pour toute la famille, comme The Rec Room, Playdium et XSCAPE, où petits et grands s’adonnent à divers jeux d’arcade et sports sur table, l’une des passions d’Ellis Jacob. « Il adore jouer au hockey sur table », précise Gord Nelson, CPA et chef des finances de Cineplex. « Dès qu’on ouvre une salle de jeux dans une municipalité, il défie le maire à une partie amicale. »

Cette percée dans d’autres créneaux s’est avérée fructueuse pour Cineplex, qui a vu ses rentrées augmenter de 34,9 %, du côté du divertissement, surtout grâce aux centres de divertissements familiaux, qui se sont taillé un franc succès en 2022, tandis que les recettes en salle, elles, chutaient de 4,5 %.

Après le rachat de Famous Players, Cineplex devait décider que faire de ses quelques cinémas qui arboraient encore l’enseigne Paramount. Ellis Jacob proposait à Paramount Corporation une présence marketing sans frais, mais le géant américain préférait rompre les liens pour de bon. En voyage à Istanbul, Ellis Jacob réfléchissait aux prochaines étapes et, comme chaque fois qu’il visite un pays, il est allé voir un complexe de cinémas. Et il a remarqué que les salles portaient chacune le nom d’un commanditaire différent. Pourquoi ne pas faire la même chose et rebaptiser les cinémas Paramount?

Ellis Jacob a proposé un projet de partenariat au PDG de la Banque Scotia, Richard Waugh, qui s’est d’abord montré sceptique. Cinémas et banques n’étaient pas faits pour s’entendre, à son avis.

Néanmoins convaincu qu’un tel jumelage porterait ses fruits, Ellis Jacob a expliqué au grand argentier que la Banque serait vue par ses propres enfants comme un partenaire idéal vers qui se tourner pour ouvrir un premier compte. Marché conclu! Peu après, en 2007, la Banque Scotia et Cineplex s’associaient pour créer le programme de fidélisation Scène+ et renommaient les salles Paramount, qui arboreraient l’enseigne Banque Scotia.

D’ailleurs, en 2012, dans une allocution aux actionnaires, Richard Waugh saluait la réussite du partenariat, soulignant qu’il regroupait trois millions et demi de membres, dont plus d’un million de clients de la Banque Scotia. Récemment, la deuxième chaîne de supermarchés au Canada, Empire (Sobeys), s’est aussi jointe au programme Scène+.

Si beaucoup d’idées d’Ellis Jacob sont nées de sa volonté d’offrir échanges et convivialité aux spectateurs, toutes n’ont pas été couronnées de succès, comme ce projet pilote de service de gardiennage, lancé à Oakville, en Ontario, pour faciliter la vie des parents de jeunes enfants. « Un ami propriétaire d’un cinéma en Floride l’avait fait, mais c’est un tout autre marché », concède t il. Un échec, peut être, mais qui ne risque rien n’a rien. « Il faut tirer des leçons à mesure, et, quand on commet une erreur, apporter les correctifs nécessaires. Ce qui est particulier dans notre secteur, c’est qu’on peut faire un essai, et, faute de résultats concluants, passer à autre chose, c’est tout. »

Malgré ces efforts assidus couplés à des innovations audacieuses, rien n’aurait pu préparer Cineplex au déferlement de la pandémie. Tout à coup, il a fallu fermer 170 cinémas, du jour au lendemain. Une décision difficile à prendre pour Ellis Jacob, qui avait appris à connaître bon nombre des équipes, au fil des ans. « Il dirige avec empathie, il établit un rapport avec les employés et se soucie d’eux », souligne Gord Nelson.

Cahin-caha, Cineplex a réussi à tenir bon, et le cours des activités s’est poursuivi au fil des confinements, ajoute Gord Nelson. Plongés au cœur de la crise, les dirigeants, menés par Ellis Jacob, ont tissé des liens de camaraderie plus serrés que jamais.

« Qui serait congédié? Il fallait trancher. On a choisi d’appliquer un facteur de compression à tout le monde, pour permettre à un maximum de gens de rester, explique le chef des finances. Ellis Jacob lui même a vu sa propre paye chuter de 75 %, et nous avons tous accepté une baisse de salaire de l’ordre de 60 %. »

À l’heure où Cineplex amorce sa reprise, Ellis Jacob s’est mis en quête d’autres pistes pour créer des occasions de rassemblement enrichies. « Le Canada est une mosaïque, et c’est à nous de proposer à la clientèle toute une gamme de divertissements. » Et d’évoquer de récents efforts pour élargir l’offre, où trônent dorénavant certains films venus d’ailleurs. Dans quelques cinémas, Bollywood l’emporte largement sur Hollywood. Cineplex veut poursuivre sur sa lancée stratégique. « D’un continent à l’autre, hindi, arabe, persan, mandarin, diverses langues défilent, et nous continuerons d’explorer de tels créneaux. »

Même si les recettes des films restent l’assise du succès, Ellis Jacob et son équipe ne peuvent plus compter sur les James Cameron et Tom Cruise de ce monde pour marquer des points.

Dans la conjoncture favorable de l’après pandémie, la stratégie axée sur les centres de divertissement et les médias numériques a été concluante. En 2022, le chiffre d’affaires a augmenté de 16,7 % pour totaliser 350,1 M$, soit un bénéfice de 10,2 M$, à comparer avec une perte nette de 21,8 M$ en 2021.

Après le décès de sa mère, en 2010, Ellis Jacob a décidé de participer à la construction d’une salle de cinéma qui apporterait aux aînés un certain réconfort, en souvenir des moments privilégiés qu’il avait passés avec elle devant le grand écran. En 2013, il a ouvert le Jacob Family Theatre au centre Baycrest de Toronto, où sa mère avait été hébergée. Une salle de 170 places, où allaient être diffusés environ 700 films, donnés par les grands studios. « Ma mère adorait le cinéma. C’est un lieu à sa mémoire, où les aînés en fauteuil roulant se plongent dans la magie du cinéma. »

HOMMAGE AUX COÉQUIPIERS

En tête parmi les cinémas et centres de divertissement, grâce au travail d’équipe

Plusieurs CPA siègent au conseil d’administration d’Ellis Jacob. « Un bagage précieux. Il faut un solide éventail de compétences pour diriger d’une main sûre », fait il valoir. Après de nombreuses acquisitions à la fin des années 1980, l’homme a confié une bonne part du travail de gestion à des recrues de talent, notamment des CPA et des MBA.

« Il m’a engagé en 1988, explique Gord Nelson, CPA, chef des finances de Cineplex. On collabore depuis 30 ans et son style de leadership me plaît. Quand on parle de lui, on dit parfois qu’il est sévère, mais juste. Et c’est vrai. »

Malgré toutes les réalisations à son actif, engrangées au fil des ans, Ellis Jacob juge que Cineplex doit sa pérennité à un solide travail d’équipe. « On est nombreux à la direction, et tout le monde fait partie de la famille. Et puis, que quelqu’un travaille à la salle de courrier ou à la haute direction, on est tous sur un pied d’égalité. C’est pour moi la valeur clé. »

PLACE AU SPECTACLE

Voyez comment le CPA Stéphane Lefebvre a remis le Cirque du Soleil sous les projecteurs après la pandémie.