Le spectre invisible des géants du marché
Au Canada, l’inflation a sévi partout : épicerie, essence, immobilier, tous les prix ont bondi. S’il est impossible de désigner un seul coupable de cette flambée, la crise financière de 2008 et la réalisation de gains exorbitants à la faveur de la COVID-19 amènent bien des gens à s’interroger sur l’état de l’économie. L’innovation, la libre entreprise et la concurrence, valeurs tenues pour sacro-saintes, ne reflètent pas toujours la réalité. Dans plusieurs secteurs de l’économie canadienne et américaine, le contrôle exercé par un monopole ou un oligopole étouffe l’innovation, limite la concurrence et place l’intérêt des actionnaires devant les besoins de la population.
Au Canada, les exemples de domination monopolistique ou oligopolistique abondent. TD, RBC, Scotia, Banque de Montréal, CIBC : voilà 90 % du secteur bancaire; Rogers, Bell et Telus se partagent 88,7 % du marché des télécommunications; Air Canada et WestJet pilotent plus de 85 % du transport aérien; AB InBev et Coors contrôlent 63 % du marché de la bière; Sobeys, Loblaws, Metro, Costco et Walmart représentent plus de 60 % du marché de l’alimentation. Dans de vastes pans de notre économie, le choix est illusoire puisque d’innombrables magasins et produits appartiennent en fait à ces grandes sociétés. Pas surprenant que les forfaits cellulaires, les services bancaires et le transport nous coûtent si cher.
Après le New Deal de 1933, le gouvernement s’est attaqué aux monopoles, vus comme une menace à la démocratie. Une société en situation de monopole peut effectivement faire pencher les politiques publiques et les décisions de l’administration en faveur de ses actionnaires, au détriment des citoyens. Plus tard, les économistes néolibéraux sous Reagan ont évacué la notion de responsabilité sociale des politiques antitrust, préférant limiter la discussion à la question du bien-être des consommateurs. Le champ était libre à condition que les prix à la consommation soient stables.
Ces changements ont jeté les bases de la montée en puissance des géants de la techno. Ni le Canada ni les États-Unis n’ont réussi à mettre un frein à Facebook, Amazon, Apple, Netflix et Google. À l’heure actuelle, Google accapare 90 % des recherches sur Internet dans le monde; Facebook et Google perçoivent plus de 95 % des recettes publicitaires; 95 % des adultes de moins de 30 ans ont un compte Facebook ou Instagram; et c’est sur Amazon que se fait plus de la moitié des achats en ligne aux États-Unis.
Nombre de ces sociétés ont réussi à contourner le régime fiscal, le droit du travail et de l’emploi, et le cadre législatif en matière de concurrence. Elles dominent le marché à coups de prix d’éviction et de fusions. Le phénomène s’observe jusque dans les cabinets comptables : Bill Michael, ancien président de KPMG au Royaume-Uni, a qualifié les Quatre Grands (KPMG, Deloitte, EY et PwC) d’« oligopole incontestable » devant faire l’objet de réformes. Difficile de contester, en effet : ces cabinets jouissent d’une quasi-exclusivité de l’audit des entités inscrites à l’indice FTSE (dont seulement 11 ne comptent pas parmi cette clientèle).
La solution? Une refonte des lois sur la concurrence. Mais devant l’hésitation de la classe politique et la ténacité des grandes sociétés, le projet semble chimérique.
QUE FAIRE MAINTENANT?
Quand des conglomérats se partageant le marché, les choix des consommateurs se trouvent réduits. Les avis sur d’éventuelles pistes de solution divergent. Voici ce que cela signifie pour les Canadiens.