Les CPA peuvent guider les entreprises canadiennes sur le chemin de la réconciliation
En 2008, la CVR, présidée ensuite par le juge Murray Sinclair, s’est déplacée d’une région à l’autre du pays pour recueillir les témoignages de survivants des pensionnats autochtones. Les survivants racontaient l’horreur : séparés de leur famille, parfois de force, ils vivaient dans des établissements – financés par l’État et gérés par l’Église – où la violence physique et sexuelle était monnaie courante et où on leur interdisait de parler leur langue.
En 2015, après avoir recueilli des milliers de témoignages, la CVR, qui avait pour mandat d’établir « un registre historique du système des pensionnats indiens » au Canada, a publié son rapport définitif, dont 94 appels à l’action devant permettre de « corriger les torts causés par les pensionnats indiens et [de] faire progresser le processus de réconciliation canadien ».
L’appel à l’action 92 demande aux entreprises canadiennes « d’adopter la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones en tant que cadre de réconciliation et d’appliquer les normes et les principes qui s’y rattachent dans le cadre des politiques organisationnelles et des principales activités opérationnelles touchant les peuples autochtones, leurs terres et leurs ressources ». Une entreprise a l’obligation d’analyser sa propre orientation et son incidence sur les peuples autochtones, explique Jason Rasevych, consultant et cofondateur de l’Anishnawbe Business Professional Association.
L’appel à l’action énumère des moyens de mise en œuvre, notamment : « donner aux cadres supérieurs et aux employés de l’information sur l’histoire des peuples autochtones »; « veiller à ce que les peuples autochtones aient un accès équitable aux emplois, à la formation et aux possibilités de formation […] et à ce que les communautés autochtones retirent des avantages à long terme des projets de développement économique »; « s’engager à tenir des consultations significatives, établir des relations respectueuses et obtenir le consentement libre, préalable et éclairé des peuples autochtones avant de lancer des projets de développement économique ».
Certaines sociétés canadiennes ont du mal à avancer sur le chemin de la réconciliation. En décembre dernier, les 12 membres du Conseil consultatif autochtone de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (CN), lequel était coprésidé par Murray Sinclair et devait renforcer la diversité et l’inclusion mais aussi encourager des relations durables avec les peuples autochtones, ont démissionné en écrivant dans un communiqué que « le CN n’avait aucune intention de reconnaître et d’accepter ses responsabilités historiques et actuelles envers les peuples autochtones », selon Radio-Canada.
D’autres sociétés, comme la britanno-colombienne Mosaic Forest Management (MFM), voient quant à elles l’importance accordée aux relations avec les peuples autochtones porter ses fruits. MFM appuie la revitalisation des langues autochtones, gère les ressources forestières en association avec des Premières Nations et alloue une partie des produits de la vente de ses crédits carbone (obtenus grâce à un report de 25 ans de l’exploitation de 40 000 hectares dans la province) au soutien des Aires protégées et de conservation autochtones. En 2023, le Conseil canadien pour l’entreprise autochtone lui a décerné la certification « Relations progressistes avec les Autochtones » au niveau Or.
Il incombe aux CPA de mettre leur riche bagage de connaissances et de compétences au service de l’avancement d’une telle approche au sein de leurs entreprises. Et bien que de nombreux professionnels soient appelés à la concrétiser, le point de vue des CPA est au cœur de cette transformation essentielle.
« L’extraction des ressources des terres traditionnelles des peuples autochtones est une source de grande richesse depuis plus d’un siècle », constate Jason Rasevych. L’adoption de l’appel à l’action 92 permet aux entreprises d’ouvrir des possibilités et de corriger le déséquilibre causé par le système de pensionnats et par d’autres politiques qui ont mené à l’exclusion des peuples autochtones, poursuit-il, en ajoutant que « cet appel à l’action à l’intention des entreprises canadiennes n’est pas près de disparaître ».
Scott Munro, CPA, est chef de la direction adjoint du Conseil de gestion financière des Premières Nations, et membre de la nation Kaska Dena.
La CVR a publié ses appels à l’action il y a près de 10 ans. Vous souvenez-vous de la réaction des entreprises canadiennes à leur annonce?
Je me souviens bien de leur publication, mais je n’avais pas l’impression de voir des échos ailleurs. Tout a changé avec la découverte et l’identification des corps de nombreuses victimes des pensionnats (d’abord à Kamloops, puis ailleurs), et avec l’examen qui a suivi ainsi que les témoignages des survivants et d’autres membres des Premières Nations. Nous le savions déjà, le drame n’a jamais été un secret, mais c’est à ce moment qu’on a commencé à en parler et à entendre les survivants et les Premières Nations, ce qui était sans précédent pour la majorité des Canadiens. Je crois que c’est à ce moment-là que j’ai perçu un changement au sein du milieu des affaires : il ne s’agissait plus d’une analyse rétrospective, d’un rapport écrit, mais d’une réalité devenue concrète pour la première fois.
Comment appréhender la notion de consentement dans le contexte des dispositions sur le consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause (CPLCC)?
Le terme « consentement » peut faire l’objet de discussions. Je crois qu’il n’y a pas de consensus fort sur sa définition ou sur les critères d’évaluation à appliquer. Quand y a-t-il eu consentement? Ce sera du cas par cas, dans une certaine mesure. Tout dépendra de la relation avec les titulaires de droits. Ce sont les peuples autochtones touchés qui peuvent décider du sens à donner au terme et de sa portée.
Je ne crois pas non plus que le terme soit utilisé pour faire peur. Ce n’est pas un veto, mais un moyen pour une partie d’exprimer si elle sent que ses droits ont été respectés. Le même principe vaut dans toute négociation de bonne foi. Ce sera parfois au système judiciaire, qui est fort dans notre pays, de décider si le consentement a été donné. Je crois qu’il n’y a là rien de nouveau. Ces dispositions clarifient simplement le processus qui devrait toujours être suivi. La notion peut s’appliquer à de nombreux autres contextes.
Comment le CPLCC s’applique-t-il en comptabilité?
On peut notamment l’appliquer à la normalisation. Selon l’article 19 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA), les États doivent obtenir le consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause des titulaires de droits relativement aux mesures administratives susceptibles de les concerner. J’estime donc que nous ne devrions élaborer ou modifier des normes qu’après avoir obtenu un tel consentement des peuples autochtones concernant des aspects qui peuvent avoir une incidence sur eux.
Pourriez-vous illustrer l’importance de cette approche?
Sur la côte Est, notamment sur les territoires micmacs, de nombreuses Premières Nations achètent des permis de pêche commerciale dans le cadre de leur stratégie de développement économique. Or, souvent, ces permis – qui coûtent des millions de dollars – n’étaient pas traités comme des actifs d’un point de vue comptable, ce qui contrecarrait les objectifs de reddition de comptes et de transparence des élus, des chefs et des conseils de bande. Fallait-il déroger aux normes comptables en vigueur, ou les appliquer et traiter ces achats comme une charge, quitte à devoir expliquer aux citoyens en grogne où était passé l’argent, qu’il y avait un permis, mais pas d’actifs?
La bonne nouvelle, c’est que le Conseil sur la comptabilité dans le secteur public a modifié une norme pour autoriser les entités du secteur public, y compris les Premières Nations, à enfin comptabiliser les permis de pêche à titre d’actifs. Des centaines de millions d’actifs peuvent donc maintenant être comptabilisés comme des actifs de valeur durable.
Hayley Angell est directrice principale, Diversité, équité et inclusion (DEI), à Chartered Accountants Australia and New Zealand (CA ANZ).
En 2021, CA ANZ a dressé un plan d’action pour la réconciliation. Quels sont les enjeux visés?
Le groupe de CA ANZ sur les membres aborigènes et insulaires du détroit de Torrès a dû établir un processus permettant à ces membres de s’identifier. Jusqu’à récemment, aucun mécanisme n’avait été mis en œuvre à cet effet. En 2023, une question sur les antécédents culturels a été ajoutée au formulaire d’inscription annuelle des membres pour nous donner une première image de leur représentation et participation au sein de la profession. Seulement 0,5 % des membres de CA ANZ s’identifient à ce groupe, qui représente pourtant 3,8 % de la population australienne. Nous étions particulièrement fiers et heureux de pouvoir entendre des membres des Premières Nations au sein d’un groupe d’experts formé en prévision d’un référendum tenu l’an dernier, qui devait intégrer la reconnaissance des peuples autochtones à la Constitution australienne (ce projet n’a malheureusement pas été adopté).
Quelles leçons les entreprises canadiennes peuvent-elles tirer du plan d’action pour la réconciliation et des initiatives de DEI mises en œuvre par CA ANZ?
L’ouverture d’esprit et la volonté de reconnaître les lacunes au même titre que les succès sont essentiels. Un simple engagement à poser des questions et à apprendre sera profondément transformateur pour vous-même, votre équipe et votre organisation; la rapidité de cette transformation et de vos apprentissages sera surprenante. Par exemple, je constate une évolution considérable entre la déclaration de reconnaissance des Premières Nations publiée dans les premières pages de notre stratégie DEI en 2022 et notre approche actuelle. Notre organisation a grandement approfondi sa compréhension des enjeux.
Qu’est-ce que le redwashing?
Apparenté à l’écoblanchiment (greenwashing), le redwashing consiste en la récupération du langage et des symboles associés à un enjeu social ou juridique urgent sans intention connexe d’opérer un changement véritable, selon un rapport sur les relations que les grandes banques canadiennes entretiennent avec les Autochtones, publié récemment par le Yellowhead Institute.
Ainsi, on reproche à une des plus grandes banques canadiennes de faire du redwashing – vu les dizaines de milliards de dollars qu’elle investit dans les sables bitumineux en Alberta –, en instaurant des initiatives pour les Autochtones, qualifiées de « problématiques » dans le rapport.
Le redwashing se manifeste aussi par l’attribution aux peuples autochtones d’un rôle purement symbolique, uniquement pour cocher une case, ou encore par un engagement à mettre en œuvre l’appel à l’action 92 sans effet réel sur les politiques, explique Jason Rasevych, consultant et cofondateur de l’Anishnawbe Business Professional Association. Selon lui, pour éviter le redwashing, les entreprises doivent intégrer la DNUDPA et le CPLCC à leur ADN, et recueillir des données pour mesurer les résultats de leurs initiatives.
Matthew Foss est vice-président, Recherche et politiques publiques, au Conseil canadien pour le commerce autochtone (CCCA), et membre de la Métis Nation of Alberta.
Le CCCA s’est associé à Services aux Autochtones Canada pour élargir l’approvisionnement auprès des entreprises autochtones. Quels sont les obstacles à cet approvisionnement?
La réponse se résume en grande partie à l’accès au capital, qui, selon les constats du CCCA, semble être un obstacle de longue date au financement des entreprises autochtones et à leur participation aux contrats du gouvernement fédéral. La courte durée des projets complique généralement la situation. En outre, les demandes de propositions, souvent longues de 20 à 60 pages, contiennent du texte légaliste sur les risques et les modalités applicables entre les parties; il faut presque faire appel à un avocat pour s’y retrouver, ou avoir des années d’expérience. Nous tentons donc d’amener le gouvernement à simplifier ses contrats et le langage employé.
Pourquoi est-il important d’intégrer le point de vue autochtone dans les affaires?
Les peuples autochtones ont été écartés de l’économie canadienne depuis la création du pays, notamment par le régime de la Loi sur les Indiens. La constitution d’un patrimoine et la transmission intergénérationnelle de richesses, dont bénéficient d’autres Canadiens, sont hors de leur portée. De nombreux Autochtones ont donc un retard à rattraper.
Mais la bonne nouvelle, c’est que la population autochtone est le groupe démographique qui connaît la croissance la plus rapide au Canada (l’âge moyen est inférieur à la moyenne canadienne). Ils forment la main-d’œuvre du futur, et tous les Canadiens bénéficieraient de leur pleine participation à l’économie du pays et de leur prospérité. À l’opposé, les difficultés que connaissent les nations autochtones se répercutent aussi sur le pays. Le Canada ayant accepté les obligations qui lui incombent aux termes de la DNUDPA, les décisions judiciaires récentes montrent l’importance de la souveraineté des peuples autochtones. Lorsque cette souveraineté n’est pas respectée, les projets sont retardés, des actions en justice sont intentées, et l’opposition au développement se fait entendre. Parfois, les projets doivent être irrémédiablement abandonnés. L’inclusion est donc dans l’intérêt de tous.
Mentorat de jeunes Autochtones offert par CPA Canada
Le programme de mentorat de CPA Canada pour les élèves autochtones vise un objectif : jumeler les jeunes Autochtones à un mentor CPA qui les encourage à obtenir leur diplôme et à poursuivre des études postsecondaires. Ce programme leur permet de découvrir de nombreuses possibilités de carrière, notamment en comptabilité et en finance, et de tisser des liens avec les CPA de leurs collectivités.
Il démarre généralement en septembre; les élèves, parents ou tuteurs et l’équipe de mentorat planifient alors l’année. Chaque programme est unique et peut comprendre des activités sociales, des séances sur le curriculum vitæ et les bourses ou encore la visite du bureau du CPA.
Le programme s’avère fructueux pour les écoles – il a permis d’accroître la persévérance scolaire, la performance des élèves et les taux de diplomation – et pour les mentors, qui disent beaucoup apprendre des jeunes Autochtones. Selon Carol Langley, de la commission scolaire West Vancouver Schools, « la possibilité de poser des questions aux mentors sur les études postsecondaires et les choix de carrière a permis aux élèves de faire des rencontres utiles et d’acquérir les outils nécessaires pour réussir après le secondaire ».
Les responsables du programme travaillent actuellement à rétablir la capacité pré-COVID du programme et à lancer la première initiative au niveau postsecondaire, à l’Université de Winnipeg.
Mark Podlasly est chef de la durabilité à la First Nations Major Projects Coalition (FNMPC), membre du conseil d’administration de la Banque CIBC et d’Hydro One, et membre de la bande Cook’s Ferry, de la nation Nlaka’pamux (C.-B.).
Qu’est-ce qui a changé depuis la publication des appels à l’action de la CVR en 2015?
Le monde a changé. La DNUDPA entre en vigueur au Canada, et les tribunaux commencent à rendre des jugements favorables aux peuples autochtones; il faut désormais tenir compte des droits de ces derniers. D’après nos constats à la FNMPC, les entreprises ont compris que, pour obtenir un permis du gouvernement, il faut au minimum consulter les peuples autochtones, dont les droits sont bien plus saillants qu’en 2015.
Comment fonctionne une bonne mise en œuvre de la DNUDPA?
À la FNMPC, nous estimons qu’une entreprise qui a un co-investisseur autochtone, un copromoteur, a obtenu le consentement nécessaire. C’est l’approche que nous avons retenue, et de tels projets commencent à se concrétiser. Aujourd’hui, 20 % des infrastructures générant des énergies propres au Canada appartiennent à des Autochtones. Les projets se multiplient, et les entreprises se réjouissent d’avoir un copromoteur autochtone, et le consentement corollaire. Le risque est ainsi évacué, l’obtention des permis, en principe accélérée, et les investisseurs qui valorisent la durabilité, prêts à injecter les capitaux.
Quel conseil donneriez-vous à une entreprise qui fait ses premiers pas sur le « chemin de la réconciliation »?
Bien des entreprises ignorent à qui appartient le territoire traditionnel où elles interviennent. Y a-t-il un traité? Lequel? On n’investirait jamais à l’étranger sans analyser la question. Voilà donc la première étape. Ensuite, il faut aller à la rencontre de ce peuple et miser sur la communication. Il arrive souvent qu’une entreprise monte son projet et ne visite une Première Nation pour lui demander son avis qu’après avoir pris toutes les décisions et tout consigné. Il n’est pas respectueux de présenter ainsi un plan fini.
Les Premières Nations peuvent pourtant, grâce à leur savoir ancestral, aider les entreprises à cerner une meilleure utilisation du territoire ou à réduire l’impact des activités sur l’environnement. Et, de plus en plus souvent, injecter du capital dans le projet à titre de co-investisseur. La consultation a posteriori des Premières Nations, malheureusement courante au Canada, est donc synonyme d’occasions manquées. Si la Première Nation ne peut pas se prononcer sur une question complexe, ou si tous les coûts ont déjà été établis, le projet sera automatiquement refusé – tout un embarras! Il vaut bien mieux suivre le bon processus en amont.
Initiative pour les apprenants autochtones
Lancée au printemps dernier, l’initiative Indigenous Learners in Accounting (ILA) de l’École de gestion CPA de l’Ouest vise à accroître le nombre de comptables autochtones en adaptant le contenu du programme de formation des CPA à leur contexte et à leur culture.
Un rapport sur les obstacles systémiques à l’accès des Autochtones à une carrière en comptabilité, commandé par CPA Canada en 2022, a fait ressortir « l’absence de culture et de contextes autochtones » dans les études en comptabilité. Une de ses 44 recommandations proposait d’intégrer des études de cas portant sur des Autochtones dans les documents de formation.
Résultat d’une collaboration entre la section albertaine de l’Association des agents financiers autochtones (AFOA), l’École de gestion CPA de l’Ouest et CPA Canada, le contenu enseigné – par des Autochtones – dans le cadre de l’ILA a été préparé par des experts autochtones, dont Robert Andrews, CPA. À l’heure actuelle, trois cours préalables et trois modules du Programme de formation professionnelle des CPA sont offerts. Les manuels regroupent des études de cas à résonance autochtone. D’autres cours seront offerts ultérieurement.