L’argent sale met les CPA à risque
Au moment où se poursuit la lutte contre le blanchiment d’argent, fléau mondial, le rôle des CPA est plus que jamais essentiel. (Illustration Noma Bar)
En octobre 2016, la police de Vancouver s’est intéressée à PacNet, discrète entreprise familiale située sur la rue Howe, dans le quartier des affaires, entreprise qui offrait des services de traitement des paiements depuis la fin des années 1990.
Les enquêteurs étaient convaincus que certains de ses clients usaient de stratagèmes de publipostage frauduleux. Le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE), qui lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, en avait eu vent. On soupçonnait PacNet d’exiger des commissions pour traiter les opérations avant de les acheminer à ses clients, et des millions de dollars étaient en jeu.
Selon les enquêteurs, PacNet entretenait des liens avec des fraudeurs américains, dont Tully Lovisa, un Californien condamné à verser une amende de 15,4 M$ à la suite d’une poursuite intentée par la Federal Trade Commission pour publipostage frauduleux. Les autorités américaines avaient alors qualifié PacNet de « groupe criminel transnational ».
Début 2018, les autorités de la Colombie-Britannique ont entrepris de recouvrer les sommes subtilisées par PacNet, qui se livrait à des stratagèmes de publipostage illicites et abusifs. Il a été allégué qu’elle avait traité des paiements résultant de millions de sollicitations frauduleuses et trompeuses envoyées à des centaines de milliers de destinataires au Canada, aux États-Unis et ailleurs. En juin 2019, le département américain de la Justice accusait les dirigeants de PacNet de fraude, entre autres crimes passibles de lourdes peines d’emprisonnement. Au moment de mettre sous presse, l’affaire suivait son cours.
« Le blanchiment d’argent est enraciné depuis près de 30 ans dans les casinos et l’immobilier, mais les gouvernements font la sourde oreille. »
Si le blanchiment ne date pas d’hier, les enjeux qu’il soulève évoluent. Plusieurs pays tentent d’endiguer un torrent d’argent sale, évalué à 3,6 % du PIB mondial. On pense au recyclage des profits dégagés par le trafic de drogue et la prostitution, et au financement du terrorisme par virements de fonds transfrontaliers. Qui plus est, 1 000 G$ se volatilisent année après année, effacés des comptes d’import-export du fait de manœuvres commerciales frauduleuses (voir l’encadré Blanchiment d’argent par voies commerciales, p. 36), à en croire les témoignages entendus par la Commission Cullen en Colombie-Britannique il y a quelques mois.
L’ampleur des opérations transnationales de blanchiment fausse les indicateurs économiques. Et ce fléau présente des risques pour les cabinets et les professionnels, parfois amenés à tremper sans le vouloir dans des stratagèmes tentaculaires qui minent la confiance à l’égard des systèmes financiers et bancaires. Tout le monde est perdant : la société, l’économie, et les victimes, les plus vulnérables.
L’expert José Hernandez, à la barre d’Ortus Strategies, souligne que 46,7 G$ ont été blanchis au Canada en 2018, dont 7,4 G$ en Colombie-Britannique, surtout via l’immobilier, à 75 % environ. « Ces bandits à cravate comptent ainsi sur des banques de renom, qui servent de paravent, et sur des avocats et des comptables respectés. Et surtout, sur des pays prospères et stables comme le Canada, a-t-il déjà écrit dans les pages de Pivot. La réputation des institutions et des professionnels mis en cause en pâtit. »
Depuis 2016, le Royaume-Uni et l’Union européenne obligent les propriétaires et les actionnaires à déclarer davantage d’information pour mettre des bâtons dans les roues aux criminels, habitués à exploiter certaines failles et à faire transiter des fonds incognito, par le truchement de comptes numérotés enregistrés dans des paradis fiscaux, des îles Caïmans aux îles Vierges britanniques.
Aux États-Unis, une réforme des lois sur la lutte contre le blanchiment d’argent, qui a reçu un appui bipartisan au Congrès en janvier, force désormais toutes les entreprises, et non plus uniquement les banques, à fournir au Trésor de l’information sur la propriété effective. « À l’égard du blanchiment d’argent, c’est la refonte la plus notable depuis l’adoption de la USA PATRIOT Act de 2001, et nous entrons enfin de plain-pied dans les réalités du XXIe siècle », a déclaré au Financial Times Daniel Stipano, expert-conseil chevronné, au fait des particularités du dossier.
Cette réforme tant attendue arrive à point nommé. En pleine pandémie, à l’heure où les plateformes numériques se font indispensables, le nombre de cas de vol d’identité, d’hameçonnage et de fraude en ligne a explosé.
Don Perron, directeur chez Froese Forensics Partners (tous droits réservés)
Devant l’arrivée des nouvelles dispositions législatives aux États-Unis, les fraudeurs des réseaux de blanchiment d’argent souhaiteront trouver refuge ailleurs, et le Canada, qu’ils fréquentent déjà assidûment, pourrait bien devenir une cible idéale. C’est l’avis de Don Perron, auparavant inspecteur de police en Ontario et maintenant directeur chez Froese Forensics Partners, qui fait valoir que l’application rigoureuse de nos lois, garantes du droit à la vie privée, protège aussi les malfaiteurs. « On s’est retrouvé à la traîne, et ce n’est pas la première fois. »
L’heure n’est plus à l’immobilisme. Le Canada a été rappelé à l’ordre en 2016 par le GAFI, organisme intergouvernemental qui lutte contre le blanchiment d’argent. Ont été montrées du doigt nombre de lacunes : piètre application des règles, pouvoirs d’enquête insuffisants du CANAFE, et brèches du cadre réglementaire, exploitées sans vergogne. Le Canada a résolu de modifier la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, en imposant des exigences plus strictes de déclaration de l’information sur la propriété effective qui entrent en vigueur en juin 2021. En outre, Ottawa a tenu l’année dernière une consultation nationale sur la nécessité de rendre cette information accessible dans un ou plusieurs registres publics.
Une enquête approfondie sur le blanchiment d’argent en Colombie-Britannique (casinos, immobilier résidentiel, bijoux, voitures de luxe) menée par Peter German, ex-enquêteur de la GRC, a fait monter la pression d’un cran. Il a été révélé que les demandes de remboursement frauduleuses de la TVP à l’achat de voitures de luxe se sont multipliées et s’élevaient à plusieurs dizaines de milliers de dollars par véhicule (à noter, le paiement en espèces au concessionnaire ne fait pas l’objet d’une déclaration obligatoire au CANAFE). Selon le rapport de M. German, présenté en 2019, « le nombre de remboursements est passé de moins de 100 par année [avant 2014] à 3 674 en 2016 ». L’enquête a aussi levé le voile sur le rôle des prête-noms, ces concessionnaires véreux au lourd passé criminel, où on s’offre un rutilant bolide en présentant quelques liasses de billets.
Depuis 2013, « […] le gouvernement a versé près de 85 M$ en remboursements de TVP pour l’exportation de véhicules. On ignore la provenance et la destination des fonds, et nul ne sait si les particuliers ou entités ont déclaré l’information au fisc », de conclure l’équipe de M. German.
Sont aussi dans la ligne de mire un mélange de plateformes, d’opérations et de professionnels : guichets automatiques privés, prêteurs hypothécaires non réglementés, négociants en métaux précieux, comptes en fidéicommis, notaires, bourses de cryptomonnaies, demandes de remboursement douteuses des droits de scolarité par des étudiants étrangers, tout y passe. En Colombie-Britannique, la Commission Cullen a creusé la question et s’est penchée sur le blanchiment des narcodollars.
Le rôle des comptables attire l’attention. Dans un document de travail de 2018 sur les lacunes du régime, qui a mené à des modifications législatives et réglementaires, le gouvernement fédéral a établi que les « entreprises et professions non financières désignées » (EPNFD) étaient exposées au risque de blanchiment d’argent. Les comptables peuvent se retrouver en situation de risque, même en l’absence de transactions en espèces à déclarer, notamment dans le cas des opérations de gestion des avoirs, détenus sous forme de valeurs mobilières ou d’autres actifs (comptes d’épargne et de courtage). Précisons que les CPA qui virent des fonds pour leurs clients sont tenus de déclarer les opérations douteuses au CANAFE.
Jennifer Fiddian-Green, associée, Juricomptabilité et règlement des différends, chez Grant Thornton (tous droits réservés)
Les experts estiment que des règles plus strictes sur la propriété effective – ce que réclamait CPA Canada – sont essentielles pour faire la guerre aux fraudeurs et criminels en tout genre. Ce fait n’était que trop évident en 2016, lorsque l’affaire des Panama Papers, entre autres révélations fracassantes, a mis en évidence le recours généralisé à des sociétés-écrans dans des paradis fiscaux, dont bon nombre au nom de Canadiens.
En février 2020, Ottawa a lancé des consultations sur la transparence de l’information sur la propriété effective, notamment par la création d’un ou de plusieurs registres publics. La Colombie-Britannique est allée plus loin en obligeant les entreprises de régime provincial à présenter des renseignements sur la propriété effective à un organisme public. Le Québec, qui dispose déjà d’un registre des entreprises, a déposé un projet de loi en vue de renforcer la transparence des informations publiques. James Cohen, directeur à Transparency International Canada, explique que les deux provinces sont passées à l’action sous l’impulsion d’enquêtes sur la corruption, qui ont fait les manchettes (en Colombie-Britannique, la Commission Cullen, et au Québec, la Commission Charbonneau de 2011 sur les contrats publics dans la construction). L’Ontario, ajoute-t-il, a entamé une consultation sur le dossier au début de 2020, mais le coronavirus a ralenti la réforme.
D’autres pays ont pris le taureau par les cornes. En 2016, le Royaume-Uni a instauré un registre accessible au public, et l’Union européenne lui a emboîté le pas deux ans plus tard. « Ils ont une longueur d’avance », constate M. Cohen.
Il n’est pas le seul à relever que des obstacles demeurent. Il en coûte 5 $ pour interroger le registre public en Colombie-Britannique, et on attend encore des règles de vérification obligatoire de l’identité. L’avocat Kevin Comeau du groupe de travail sur la propriété effective créé par Transparency International Canada l’a écrit dans un rapport de l’Institut C.D. Howe : « Le registre ne gêne aucunement les criminels dans l’immobilier, parce que nul ne vérifie l’identité des véritables propriétaires inscrits. »
Reste que pour les décideurs canadiens, le mieux est l’ennemi du bien font valoir certains. « On avance à petits pas, mais, évidemment, il s’agit d’éviter que des informations s’ajoutent au registre sans avoir été validées », précise Jennifer Fiddian-Green, associée, Juricomptabilité et règlement des différends, chez Grant Thornton.
Éric Lachapelle et Sue Ling Yip, associés principaux, Crimes financiers, à KPMG, peuvent réciter par cœur les signes qui devraient alerter banquiers, assureurs et autres : souscription et rachat accéléré de polices d’assurance-vie, dépôt de fortes sommes dans un compte d’un particulier aux revenus modestes, remboursement rapide d’un emprunt hypothécaire. « Les meilleurs clients sont parfois des criminels », fait remarquer Mme Yip.
En milieu fortement réglementé, comme dans le secteur bancaire, les processus internes ont gagné en complexité, et des algorithmes détectent les anomalies qui se glissent dans les innombrables opérations. Dans d’autres secteurs privilégiés par les fraudeurs, qui y sévissent impunément, comme l’immobilier, la pression monte pour que davantage de renseignements soient recueillis sur les acheteurs et les vendeurs.
Les courtiers remplissent des formulaires toujours plus détaillés sur les clients et les tiers afin de se conformer aux règles du CANAFE, souligne Lisa Patel, agente chez Royal LePage, présidente de la Chambre immobilière de Toronto. « Nous mettons sans cesse à jour toutes les formalités. » Pour M. Cohen, de Transparency International, l’appui de l’Association canadienne de l’immeuble, qui se dit en faveur d’un registre public, est « un pas en avant ».
Les comptables doivent se renseigner et poser des questions sans détour. « Il n’y a pas de formule magique. »
Pourtant, à la lumière des révélations en Colombie-Britannique, M. Perron, de Froese Forensics, n’est pas convaincu. « On sait depuis le début des années 1990 que le blanchiment d’argent est enraciné dans les casinos et l’immobilier, mais les gouvernements font la sourde oreille. » Il n’est pas le seul à douter. Dans l’immobilier, on sait bien que les condos sont une valeur sûre pour les blanchisseurs. « J’essaie de faire avancer les choses depuis des années. On doit lever le voile sur l’identité des parties contractantes. Il n’y a pas de formule magique. »
Devant le resserrement imminent des règles sur la propriété effective, couplé à l’émergence d’un dédale de stratagèmes, l’attestation de l’identité du client gagne en importance dans toutes les sphères, outre les secteurs où s’effectuent des opérations financières. « Même des procédures rigoureuses pourraient ne pas suffire à éviter le risque de participation involontaire au blanchiment d’argent », soutient M. Lachapelle.
En comptabilité, cabinets et praticiens doivent être à l’affût de tout indice : demandes de renseignements inusitées, recommandations inattendues, communications de l’étranger, demandes inhabituelles, emboîtements complexes des titres de propriété, d’où un flou sur l’identité des propriétaires.
Deepak Upadhyaya, associé chez Baker Tilly WM, explique que le cabinet a créé un comité d’évaluation des nouveaux clients, où siègent des associés principaux en audit, en fiscalité et en services-conseils. Leur mandat? Passer au crible les dossiers afin de signaler les risques, surtout quand il est question de cryptomonnaies, d’actifs numériques et de jeu de hasard.
L’équipe de M. Upadhyaya a mis au point des algorithmes pour repérer les opérations inhabituelles, et Baker Tilly WM fait appel à des plateformes et à des systèmes standardisés, mis à la disposition des cabinets membres de son réseau qui n’ont ni l’envergure ni les ressources voulues pour monter de tels outils d’épuration.
De nouvelles armes surgissent pour faire la guerre à la fraude. L’équipe de M. Upadhyaya tente de lancer des algorithmes d’apprentissage automatique sur de grands ensembles de données transactionnelles afin de repérer les tendances qui pourraient échapper à la vigilance de l’équipe du cabinet. « Des méthodes prometteuses, en cours de mise au point. »
Les nouveaux systèmes numériques transformeront la vérification de l’identité. M. Upadhyaya cite l’Estonie, qui a attribué une identité numérique universelle à ses citoyens. De fait, l’essentiel, c’est de réussir à prendre au piège les hommes de paille qui présentent de fausses pièces d’identité et qui usent de prête-noms.
Les systèmes d’identité numérique vont accélérer et renforcer la vérification, pour en arriver à davantage de certitude quant à l’identité des clients. Nul doute que ces technologies progressent, mais, soutient Mme Yip, il faut instaurer une culture de vigilance et d’intégrité, où chacun ouvre l’œil. Il ne suffit pas de s’en remettre à l’équipe chargée de la conformité.
Mme Fiddian-Green ajoute que les comptables, avocats et autres professionnels, astreints à la diligence raisonnable, sont tenus de poser des questions et d’aller au fond des choses, pour savoir avec qui ils font affaire. Il faut dépasser le stade des cases à cocher. Elle leur déconseille de travailler pour une entreprise dont ils ne connaissent pas les propriétaires. « Dites non, un point c’est tout. »
POUR EN SAVOIR PLUS
Plusieurs autres lectures vous permettront d’en apprendre davantage sur la question du blanchiment d’argent et sur ce que fait CPA Canada en vue du renforcement du régime : Les comptables, un rempart essentiel dans la lutte contre le blanchiment d’argent, Politiques de lutte contre le blanchiment d’argent, Le fédéral investit davantage dans la lutte contre le blanchiment d’argent et Le blanchiment d’argent, une crise nationale.
De nouveaux règlements en aide aux CPA |
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L’entrée en vigueur en juin d’un nouveau règlement de lutte contre le blanchiment d’argent marque un tournant dans la prévention des risques, aujourd’hui et demain, dans une logique d’harmonisation des normes canadiennes et des normes internationales, explique Michele Wood-Tweel, vice-présidente, Affaires réglementaires, à CPA Canada. Les nouvelles dispositions arrivent cinq ans après la présentation des recommandations du Groupe d’action financière (GAFI), qui préconisait le renforcement du régime canadien de lutte contre le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes (LRPC-FAT). « Les modifications aux règlements renforceront le régime canadien de LRPC-FAT, assureraient l’harmonisation des mesures avec les normes internationales et équilibreraient les règles du jeu de toutes les entités déclarantes en appliquant des exigences plus strictes de devoir de vigilance à l’égard de la clientèle et des exigences plus strictes de déclaration de la propriété effective aux entreprises et professions non financières désignées (EPNFD) », lit-on dans l’introduction du règlement. CPA Canada mettra à jour son guide de conformité à la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes et aux dispositions révisées afin d’y définir les activités qui déclenchent une obligation de déclaration de la part du professionnel en exercice ou du cabinet et d’y énoncer leurs devoirs connexes dans le cadre du régime canadien de LRPC-FAT. Les nouvelles exigences de déclaration de la propriété effective ne sont pas les seuls changements qui se répercuteront sur la transparence et la présentation de renseignements sur l’identité des propriétaires d’actifs. Les CPA devront se renseigner sur les nouvelles obligations de la plupart des sociétés fermées, obligées de créer et de tenir des registres sur la propriété effective, en vertu de la Loi canadienne sur les sociétés par actions et de nombreuses lois provinciales, ajoute Mme Wood-Tweel. Les CPA qui siègent au conseil de sociétés fermées, occupent les fonctions de chef des finances ou comptent des entreprises parmi leurs clients sont concernés. « Ces changements intéressent directement les membres qui travaillent auprès de sociétés fermées, appelés à rester au fait des nouveautés qui s’annoncent », fait-elle observer. |