Un CPA soucieux du bien-être des Autochtones
Justin Marchand, CPA, qui s’identifie comme un Métis aux origines algonquines et micmaques, est devenu un ardent défenseur du logement autochtone. (Photo Daniel Ehrenworth)
BLOTTIE EN PLEINE NATURE, au cœur des lacs et des forêts du Bouclier canadien, à mi-chemin entre Thunder Bay et Winnipeg, la petite ville carrefour de Sioux Lookout, en Ontario, compte environ 5 000 habitants. Son aéroport sert de plaque tournante vers les régions nordiques éloignées.
Revenons à la fin de l’année 2015. Un chef autochtone s’inquiète du sort de deux membres de sa communauté récemment arrivés à Sioux Lookout : ils n’ont pas encore trouvé de toit alors que le mercure est à la baisse sous zéro. Il fait appel au maire, Doug Lawrance, qui s’adresse aux services du logement. Sans succès. On manque de lits pour des dizaines de personnes, la plupart autochtones. Se sentant pris de court devant ce besoin criant, Doug Lawrance sollicite l’aide du ministère des Affaires municipales et du Logement.
Sioux Lookout illustre en microcosme la crise du logement qui frappe nos collectivités autochtones. Évidemment, un milieu de vie adéquat est essentiel à la stabilité. Or, les peuples autochtones – 4,9 % de la population – figurent en nombre disproportionné parmi les personnes en situation d’itinérance ou de logement précaire. Les problèmes de logement expliquent souvent leur surreprésentation en foyers d’accueil et en milieu carcéral. Et la question du logement revient près de 300 fois dans le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. Les personnes autochtones sont aussi plus susceptibles que les autres Canadiens d’être sans emploi : difficile de trouver du travail quand on vit dans sa voiture. « Si les besoins de base, dont le logement, ne sont pas satisfaits, il est difficile d’aller de l’avant », souligne Margaret Pfoh, à la tête de l’Aboriginal Housing Management Association, en Colombie-Britannique, association qui regroupe certains services et ressources en logement pour les communautés autochtones. « Sans un toit, comment penser à l’éducation, à la santé, à la réunification familiale? »
En 2016, en réponse à des appels à l’aide répétés, dont celui du maire Lawrance, Justin Marchand, CPA, s’envole pour Sioux Lookout. Il est alors directeur administratif de l’organisme Ontario Aboriginal Housing Services (OAHS), à Sault Ste. Marie. Qu’il s’agisse de droit au logement, de loyer abordable, d’accession à la propriété ou de services de soutien, l’OSBL, principal intervenant dans le domaine du logement autochtone en Ontario, répond à l’appel. « Si quelqu’un nous demande de l’aide, nous l’aidons. »
« On nous a dit de nous engager sur la voie de la réconciliation. Ce sont les premiers pas », explique Justin Marchand.
Justin Marchand, 41 ans, cheveux noirs et courts, sourire paisible, s’identifie comme un Métis aux origines algonquines et micmaques. En 2016, il s’est présenté à Sioux Lookout accompagné de son patron, Don McBain, qui a fondé l’OAHS en 1994 et est adulé pour son engagement indéfectible. Leur projet, un complexe de 20 logements avec services de soutien, visait à aider les personnes fragilisées à quitter la rue et à opérer la transition vers un logement stable.
La tâche sera ardue. Aux mois passés à négocier inlassablement avec les autorités municipales, provinciales, fédérales et autres s’ajoute l’hostilité de certains citoyens, qui rejettent le projet. Divers incidents, corollaires de l’itinérance – violences, nuisances, surdoses –, mettent à rude épreuve la police, les services d’ambulance et les hôpitaux. De surcroît, certains habitants s’opposent à l’idée d’un apport supplémentaire de fonds publics à la cause autochtone.
« Il y avait de la réticence, pour le dire poliment, devant l’idée d’édifier des logements pour ce monde-là », raconte Justin Marchand. Pourtant, c’est un projet sensé, sur le plan moral comme sur le plan financier. « On dépense dans les 180 000 $ par an pour incarcérer quelqu’un qui ne devrait même pas être derrière les barreaux, et se retrouvera sans aucun soutien une fois libéré. Mieux vaut affecter moins de 10 % de la somme à un accès au logement, et ainsi éviter que les personnes à risque n’échouent au pénitencier. »
Justin Marchand pose devant un ensemble d’appartements à Sault Ste. Marie, acquis par Ontario Aboriginal Housing Services en partenariat avec Neech-ke-Wehn Homes, un fournisseur local de logements. (Photo Daniel Ehrenworth)
En septembre 2017, la construction démarre, mais la même semaine, un tragique événement coupe court aux réjouissances. Don McBain meurt, emporté à 58 ans par un cancer fulgurant. « Nous étions sous le choc », se rappelle Justin Marchand. Don McBain ne pensait jamais à la retraite. « Il s’amusait à dire que trois semaines après sa mort, il serait au travail, depuis l’au-delà. »
Justin Marchand, attristé mais résolu, succède à son ami et mentor en tant que directeur général de l’OAHS. Il hérite du projet de Sioux Lookout, entre autres dossiers, et traverse une période « difficile ». Un euphémisme. Son téléphone sonne sans arrêt; les courriels pleuvent. Il dort peu, travaille la nuit, la fin de semaine.
À la fois sollicité à outrance et sous-financé, l’organisme gère 2 400 logements dans la province, et des milliers d’autres sont en construction. En juin dernier, l’OAHS avait 6 000 demandes de logement sur sa liste d’attente, et la liste des réparations et des rénovations s’allonge. « Nous n’arrivons pas à satisfaire à la demande, faute de ressources, même si nous avons mis en place des systèmes. Si nous avions les moyens, le mouvement s’accélérerait », explique-t-il.
Au fil des ans, Justin Marchand s’est battu pour obtenir ces ressources, multipliant les rencontres avec les décideurs fédéraux comme provinciaux et réclamant des politiques équitables. À l’instar de son défunt patron, il est devenu un ardent défenseur du logement autochtone et considère son travail comme une réparation des ravages d’hier : colonisation, pensionnats, rafle des années 60, autant de traumatismes qui se répercutent de génération en génération. « On nous a dit de nous engager sur la voie de la réconciliation. Ce sont les premiers pas. »
« J’ai toujours voulu mettre mon intérêt pour les chiffres au service du bien commun », explique Justin Marchand.
SOUS LA DIRECTION de Justin Marchand, l’OAHS a plus de ressources que jamais. L’organisme est passé de 38 à 110 employés, et bénéficie d’un financement accru, quand tant d’autres subventions provinciales ont fondu. Pourtant, Justin Marchand refuse obstinément de s’en attribuer le mérite. « Don a été le catalyseur de nos victoires depuis trois ans et demi. »
Consulté sur la croissance de l’OAHS, Justin Marchand a précisé : « Tout ce qu’on fait, c’est un travail d’équipe, je voulais le souligner. » Emily Sayers, étudiante CPA, analyste financière pour l’OAHS, trouve la passion de Justin Marchand communicative. « Justin nous rappelle notre raison d’être, il fait valoir l’importance de nos gestes. Je ne rencontrerai peut-être jamais ceux et celles qui vivent dans nos logements, mais on avance tous ensemble, et Justin ne l’oublie jamais. »
Domicilié à Sault Ste. Marie, où il a grandi, Justin Marchand était loin de se douter qu’il travaillerait un jour dans le domaine du logement social. Certes, il avait envie d’apporter son aide aux autres, mais vers quel métier se tourner? Doué pour les chiffres, il opte pour le commerce et la comptabilité à l’Université d’Ottawa, puis obtient son titre de comptable. « Je n’avais pas de plan de carrière, mais je savais que ma formation en comptabilité serait un tremplin, dès qu’une occasion se présenterait. C’est un parcours qui apporte de solides atouts, j’en sais quelque chose. »
Au fil des années 2000, Justin Marchand sera successivement chef de mission adjoint chez KPMG, analyste chez Algoma Steel et spécialiste de l’audit à la Société des loteries et des jeux de l’Ontario. En 2009, il postule à l’OAHS. « J’ai toujours voulu mettre mon intérêt pour les chiffres au service du bien commun. » Il est vite embauché. « Je me suis pris de passion pour l’organisme, sa mission et sa vision. »
Aujourd’hui directeur général, il sait que son bagage de CPA l’aide à évaluer les retombées de l’action menée par l’OAHS, notamment les économies réalisées sur le plan des interventions policières et des soins de santé. « La mise en lumière de ces données a suscité de surprenantes alliances entre les contribuables, les entrepreneurs et notre OSBL. »
Pour s’investir dans le logement social, où l’offre ne suffit jamais à la demande, il faut de la ténacité. En 2017, quand Justin Marchand prend les rênes de l’OAHS, les intervenants du milieu sont optimistes. Le gouvernement fédéral a promis d’élaborer une stratégie de logement pour les Autochtones qui vivent hors des réserves. C’est justement la clientèle cible de l’OAHS, qui travaille de concert avec d’autres organismes. Toutefois, en novembre, à l’annonce de la Stratégie nationale sur le logement, soit une enveloppe de plusieurs milliards de dollars pour garantir le droit au logement sécuritaire et abordable, nulle trace de mesures ciblées pour le logement autochtone. C’est le silence.
« On s’est senti pris au dépourvu », confie Justin Marchand. Un porte-parole de la Société canadienne d’hypothèques et de logement soulignera alors qu’il est temps de créer une stratégie de logement autochtone en milieux urbain, rural et nordique pour combler les lacunes.
Dans les mois qui suivent, Justin Marchand s’entretient avec le Caucus autochtone de l’Association canadienne d’habitation et de rénovation urbaine (ACHRU), la voix nationale des fournisseurs de services de logement autochtones. En l’absence d’une politique gouvernementale inclusive, ils traceront leur propre voie.
Justin Marchand n’a de cesse de militer pour une stratégie de logement autochtone. Photo Daniel Ehrenworth)
En 2018, Justin Marchand et son groupe de travail proposent la Stratégie nationale sur le logement pour les Autochtones, par les Autochtones, faisant valoir qu’ils sont mieux placés que le gouvernement pour fournir des logements et services connexes aux collectivités. « Au-delà du gîte, bon nombre de membres de nos communautés, appelés à renouer avec leurs racines, adoptent un mode de vie qui leur est propre, que ce soit la pêche, la chasse, ou les structures familiales intergénérationnelles », explique Margaret Pfoh, qui siège au Caucus autochtone. « Nous savons comment intervenir pour aider les nôtres à s’épanouir. Nous déployons des efforts en ce sens depuis 50 ans. »
La pierre angulaire du programme que défend le Caucus? La création d’un centre du logement autochtone, un organisme national pensé par et pour les Autochtones : financement des initiatives de logement, collecte et traitement des données, prêts à taux avantageux et subventions, il s’agit d’éliminer les disparités pour faciliter l’accès au logement, en toute équité. La stratégie conférera aux communautés autochtones un droit d’autodétermination à l’égard du logement social, une responsabilité que le gouvernement fédéral ne leur a jamais cédée. Kevin Albers, CPA, directeur général de la M’akola Housing Society, en Colombie-Britannique, précise : « Il n’y a pas si longtemps, le gouvernement n’aurait jamais confié les fonds aux communautés. Méfiants, les fonctionnaires gardaient la mainmise sur tout. »
Il y a quelques mois, la situation semblait enfin sur le point de changer. En février, le Comité permanent des finances de la Chambre des communes recommandait d’inscrire au budget 2021 la création d’une stratégie de logement pour les Autochtones, par les Autochtones, comme l’avait proposé le Caucus autochtone de l’ACHRU. Selon Kevin Albers, également membre du Caucus, « le gouvernement donnait enfin aux Autochtones les moyens d’agir pour apporter des solutions ».
Pourtant, le jour du budget, c’est la déconvenue. Aucune stratégie de logement autochtone n’est présentée. « Une immense déception, soupire Justin Marchand. Mais ce n’est que partie remise. On continue. »
En avril, il a été élu président du Caucus autochtone et jouera à ce titre un rôle prépondérant dans l’élaboration de la nouvelle stratégie de logement autochtone. Toujours aussi modeste, l’homme répète que le Caucus, fruit d’un effort collectif, ne fait que rassembler et réunir. « Justin est un chef de file, souligne Kevin Albers. On s’en remet à lui pour faire avancer les dossiers. »
La mise en œuvre d’une politique fédérale du logement autochtone s’étalera sans doute sur des années, mais en contexte de pandémie, les impératifs s’intensifient. Les observateurs signalent que le nombre de personnes à la rue atteint des sommets. Certains fuient les refuges, de peur de contracter la COVID (à Toronto, un millier de cas auraient été liés à des éclosions dans les centres d’hébergement). Des membres des communautés autochtones, logés mais en situation de précarité, se sont retrouvés sans emploi et risquent de perdre leur toit. « Nous nous inquiétons de la vague d’expulsions qui s’annonce. Les travailleurs aux revenus faibles et moyens, comme ceux dans la restauration, seront les premiers touchés », fait observer Justin Marchand. Dans les prochaines années, dit-il, la population autochtone de l’Ontario aura besoin de 22 000 logements sécuritaires et abordables, ce qui représente plusieurs milliards de dollars.
Des pas en avant, il y en a eu, comme en témoigne la création des logements avec services de soutien proposés par l’OAHS à Sioux Lookout. À l’ouverture du complexe en 2018, les nouveaux résidents ont été jumelés avec des travailleurs sociaux qui les ont aidés à dresser un budget et à parfaire leurs compétences. Et pour les problèmes de toxicomanie et de santé mentale, un accompagnement a été apporté. En six mois, le nombre d’appels au 911 (une vingtaine de sans-abri, semaine après semaine, étaient mis en cause) a chuté de 90 %, si bien que la municipalité évite ainsi des dépenses annuelles qui se chiffrent à des centaines de milliers de dollars. Justin Marchand ne cache pas son enthousiasme : « Constatant que leur fardeau a été allégé, les propriétaires du coin sont ravis. Ils nous invitent même à construire d’autres logements sociaux. »
Pour les résidents, au-delà des considérations pécuniaires, c’est une question de qualité de vie. Emménager dans un logement stable, c’est aussi trouver moyen de s’en sortir et d’échapper à l’emprise de la pauvreté. « Il faut comprendre que personne ne choisit d’être dans la rue, explique un résident du centre. Le simple fait d’avoir un chez-soi, c’est un soulagement. Je respire mieux. »
POUR EN SAVOIR PLUS
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