Un ballon en or en forme de dollar
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Inflation galopante : explications et pistes de solution pour un phénomène préoccupant

Les prix grimpent, l’inflation s’installe… Si le scénario est connu, cette fois, le remède est loin d’être évident.

 Un ballon en or en forme de dollarL'inflation reste en tête des préoccupations des consommateurs, car les prix (toutes catégories confondues) montent de façon insidieuse. (Dreamstime)

Durant l’automne, voilà que la chaîne d’approvisionnement en volaille s’est mise à battre de l’aile.

Après des mois de perturbations dans des industries en tout genre (manque criant de bois d’œuvre, semi-conducteurs introuvables), soudain, les restaurants ont eu toutes les peines du monde à s’approvisionner en ailes de poulet, humble mais nécessaire réconfort dont on se délecte volontiers. En août, selon la CBC, les prix de gros avaient bondi de 14 % sur 12 mois. « Dans la restauration rapide, on avait du mal à se procurer du poulet », nous apprend Simon Gaudreault, vice-président, recherche nationale, à la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI).

Ce n’est là qu’un des problèmes des PME qui naviguent entre les périlleux écueils de la pandémie. La pénurie de main-d’œuvre perdure, les prix de l’énergie et des aliments grimpent, la demande explose. Sont montrés du doigt les confinements successifs et les hésitations des consommateurs.

« Notre outil Baromètre des affaires suit l’évolution mensuelle des prix et des salaires depuis 2009, poursuit Simon Gaudreault. Dès le début 2021, surtout, les prix ont monté en flèche. Pendant l’hiver et au printemps 2021, les hausses de prix et de salaires ont fracassé des records. »

Voilà trente ans, la Banque du Canada, taux directeur en main, entreprenait de juguler l’inflation et visait une fourchette de 1 % à 3 %. Mais, sans crier gare, l’an dernier, les prix ont bondi. Immobilier, rénovations, alimentation, essence, importations venues d’Asie, tout ou presque y est passé.

Statistique Canada a annoncé que l’indice des prix à la consommation (IPC) de septembre, à 4,4 %, avait rattrapé les sommets du début des années 2000. (Au contraire, pendant deux mois en 2020, c’était plutôt la déflation, phénomène rare, qui faisait la loi.) Les chiffres variaient par province (6,3 % à l’Île-du-Prince-Édouard contre 2,9 % en Saskatchewan), mais grimpaient partout, gonflés par les prix de l’énergie. En moyenne nationale, l’IPC mensuel poursuit son inexorable ascension, depuis le début de 2021. « Des effets de ricochet, qui remontent à la première et à la deuxième vague de la pandémie », explique Armine Yalnizyan, économiste et conseillère en politiques publiques. « C’est un choc en retour, vu l’insuffisance des approvisionnements, et non une progression normale. » En guise de comparaison, en 2020, l’inflation oscillait entre 0,5 % et 1 %, sous l’effet de l’effondrement de la demande, couplé à la hausse du chômage (surtout chez les femmes) dans les six premiers mois de la pandémie.

L’ampleur du choc de l’approvisionnement actuel ne s’est pas vue depuis les années 70.

Or, et les économistes s’empressent de le souligner, l’IPC est calculé par rapport au même mois de l’année précédente. Autrement dit, les pics observés font état d’écarts manifestes, comparativement à la morosité de 2020. Néanmoins, la plupart des spécialises conviennent que cette année, les chiffres, loin d’être du ressort de l’anomalie, reflètent plutôt (quoique le portrait reste incomplet) les soubresauts d’une économie mondiale aux prises avec la COVID-19 sur plusieurs fronts. En clair, les prix des marchandises et de l’énergie se sont envolés depuis l’entrée en scène de la pandémie. (Pour leur part, les cours de l’or noir ont chuté sous l’impulsion des confinements.) On s’interroge. Les tendances inflationnistes seraient-elles cycliques, donc transitoires? Présagent-elles une restructuration qui obligera les décideurs à repenser une masse d’hypothèses et de politiques, dont certaines remontent à quelques décennies? « À l’ère du coronavirus, la donne a changé », ajoute Armine Yalnizyan.

« Depuis bientôt un demi-siècle, on considère l’économie sous l’angle de la demande », explique Frances Donald, économiste en chef, Monde, à Gestion de placements Manuvie. « Ce qui est remarquable, c’est le choc de l’approvisionnement. Il faut remonter aux années 1970 pour en retrouver l’équivalent. »

De la Grande Dépression jusqu’aux années 1970, les préceptes de l’économie keynésienne ont dominé dans la plupart des pays industrialisés. Pour alimenter la croissance et viser le plein emploi, on maniait hardiment le levier de la dépense publique, au risque de creuser le déficit. Le baby-boom de l’après-guerre a fait bondir la consommation généralisée, mais la cadence s’est ralentie vers la fin des années 1960, quand le taux de chômage a commencé à augmenter. Puis, l’embargo sur le pétrole de l’OPEP en 1973 a fait quadrupler le coût du plein d’essence. Au milieu des années 1970, l’inflation au Canada dépassait 10 %, et le premier ministre Pierre Trudeau a imposé des contrôles des salaires et des prix. Les économistes ont qualifié ce marasme de stagflation : montée des prix conjuguée au ralentissement de la croissance. (Précisons qu’Armine Yalnizyan estime que la conjoncture actuelle n’a pas grand-chose à voir avec la crise des années 1970.)

Aux États-Unis en 1979, le taux d’inflation se chiffre à 14 %, d’où un effritement du pouvoir d’achat et de l’épargne-retraite. Le tout puissant Paul Volcker, président de la Réserve fédérale, prend une mesure sans précédent. Comme le rappelle un compte rendu publié par la Réserve fédérale de St. Louis, « Paul Volcker, en fonction depuis deux mois à peine, change de cap pour cibler la masse monétaire plutôt que les taux d’intérêt. » Le taux préférentiel dépasse les 20 %, les faillites se multiplient, et les chômeurs se comptent par centaines de milliers.

La manœuvre était audacieuse, mais le grand argentier a enrayé la stagflation grâce à une politique à la Milton Friedman : réduire l’inflation, contrôler la masse monétaire. Pour huiler les rouages de l’économie et atténuer le risque de déflation, on ciblait une inflation modérée, plafonnée à 3 %, afin de limiter la hausse des coûts d’emprunt et d’éviter une remontée accélérée des salaires.

En 1990, le gouverneur de la Banque du Canada, John Crow, entreprend d’éradiquer l’inflation dans la foulée d’un ralentissement économique calamiteux. Le marché immobilier s’affaisse, et des dizaines de milliers de cadres intermédiaires se retrouvent au chômage. John Crow se donne un objectif draconien, inflation à 0 %, qui sera jugé irrecevable. On passe plutôt à une fourchette de 1 % à 3 %. Depuis, la politique de contrôle de l’inflation est restée inchangée, malgré les crises : éclatement de la bulle techno en 2000, séquelles du 11 septembre 2001, effondrement du marché du papier commercial en 2007 (32 G$ s’envolent), débâcle financière en 2008 et, enfin, récession de 2009 (le pire ralentissement depuis les années 1930, dit-on). La Banque du Canada, vigilante, a apaisé les poussées inflationnistes, pour éviter l’emballement en périodes de forte croissance (fin des années 1990, milieu des années 2000, fin des années 2010).

« Il y a pénurie de main-d’œuvre, surtout pour pourvoir des postes à rémunération modique, qui nécessitent peu d’expérience. »

Cependant, rien n’égale les ravages de la pandémie. Après deux générations de mondialisation, les maillons de la chaîne d’approvisionnement (fabrication à faible coût en Asie, livraison juste à temps, commerce électronique) ont cédé, mis à mal par les confinements. Un sombre tableau : grands ports fermés, usines à l’arrêt, fret en suspens. On a injecté des milliards dans l’économie sous forme de subventions salariales et d’aides aux entreprises, et les ménages ont épargné davantage. Les dépenses de consommation ont évolué. Si les services ont été délaissés (coiffure, p. ex.), tout comme les voyages (entre autres), certains consommateurs ont fait des acquisitions et garni leur bas de laine. En proportion du PIB, par l’aide consentie, le Canada se classe au troisième rang des économies avancées, selon une analyse de la Banque Nationale. Enfin, vu les taux d’intérêt plancher de la Banque du Canada, assortis d’autres interventions comme l’assouplissement quantitatif (acquisition d’obligations d’État et de sociétés par la banque centrale), l’accès au crédit s’est élargi. Des milliards de dollars ont été empruntés à des taux dérisoires, d’où une flambée de l’immobilier.

De nombreuses institutions ne connaissent pas bien ce type d’inflation. Armine Yalnizyan, fellow de la Fondation Atkinson, signale qu’on se retrouve en territoire inconnu. Manœuvrer pour contenir l’inflation en apaisant les montées intempestives de la demande et subir les chocs de l’offre (pression à la hausse sur les coûts de la main-d’œuvre et de l’énergie) sont deux choses différentes. « On avance à tâtons. »

La relation entre la situation de l’emploi et les fluctuations des prix a gagné en complexité. La COVID a freiné l’immigration en 2020, et des centaines de milliers de femmes se sont retrouvées évincées. « La main-d’œuvre fait défaut », souligne Matthieu Arseneau, chef économiste adjoint, à Banque Nationale Marchés Financiers. La population prend de l’âge, et, dans le sillage des programmes de soutien du revenu créés en réaction à la pandémie, certains désincitatifs ont surgi, d’où une contraction de l’offre de main-d’œuvre. « C’est ce que nous disent les PME. Dans une conjoncture marquée par la hausse du chômage, on s’étonne de voir qu’on manque de bras. Le marché du travail n’a pas récupéré. »

Si l’immigration a repris en 2021, certains emplois, notamment en restauration, restent vacants, constate David-Alexandre Brassard, économiste en chef à CPA Canada. « J’abonde dans le sens des entrepreneurs : il y a pénurie de main-d’œuvre, surtout pour pourvoir des postes à rémunération modique, qui nécessitent peu d’expérience. »

Jusqu’ici, la compression de la main-d’œuvre n’a pas entraîné de hausse des salaires, mais les économistes gardent l’œil ouvert. La reprise économique plutôt convaincante observée en Colombie-Britannique et au Québec pourrait susciter des pressions inflationnistes sur les rémunérations, signale un rapport des Services économiques TD publié en septembre. Ces deux provinces seraient exposées à l’inflation, corollaire de la vigueur de leur reprise économique et du resserrement du marché du travail.

En veilleuse depuis longtemps, le débat sur l’inflation a soudain été remis à l’ordre du jour.

Cela dit, l’effet des prix de l’énergie sur l’évolution de l’inflation est beaucoup plus préoccupant. « Dans certaines régions, les prix de l’énergie alourdissent les coûts », affirme Simon Gaudreault, de la FCEI. Dans les provinces de l’Atlantique et en Alberta, la composante énergie de l’IPC pèse lourd dans la hausse des prix par rapport à l’an dernier, selon les Services économiques TD. En août, l’inflation, énergie exclue, se serait élevée à 3 %, mais les pics des tarifs des hydrocarbures l’ont hissée à plus de 4 %.

Matthieu Arseneau explique que la forte corrélation entre inflation et énergie reflète, dans une certaine mesure, les ralentissements occasionnés l’an dernier par la pandémie. Il évoque le recul spectaculaire des voyages en avion, du navettage et des ventes de voitures, d’où une baisse de la demande qui, depuis, connaît une remontée. Pourtant, ajoute-t-il, les hausses des prix observées ailleurs dans le monde rappellent avec acuité que s’amorce une restructuration des marchés de l’énergie, en réaction aux changements climatiques. Des répercussions sont à prévoir sur l’inflation.

Les investissements lourds nécessaires à la production d’énergie propre et l’incidence éventuelle des pénuries de carburant pourraient nourrir l’inflation dans les prochaines années. « C’est ce qu’on observe en Europe, où on incite la population à soutenir la transition à l’énergie propre, précise Matthieu Arseneau. Mais si l’offre diminuait en raison d’un virage accéléré entrepris pour s’écarter des combustibles fossiles, alors un problème pourrait se poser. »

Un autre facteur inflationniste marquant brille par son absence dans l’IPC : les prix du logement. Si les taux d’intérêt sur les prêts hypothécaires, les charges courantes, le loyer et l’ameublement figurent dans le panier de l’Indice, les prix du logement (unifamiliales et copropriétés) en sont exclus, car les biens immobiliers sont considérés comme des immobilisations. Toutefois, pendant la pandémie, la surchauffe dans l’immobilier, secteur où la surenchère a sévi, a fait grimper les prix à des hauteurs sans précédent : exode des résidents des grands centres, insuffisance de l’approvisionnement et taux hypothécaires des plus avantageux sont parmi les facteurs explicatifs. « La composante logement de l’inflation n’a pas dit son dernier mot, estime David-Alexandre Brassard, mais il est risqué de laisser de telles sommes affluer dans le marché immobilier. La hausse effrénée devrait se modérer, mais même si le mouvement s’apaisait, l’enjeu demeurerait. » Alors, l’IPC reflète-t-il le coût de la vie, surtout dans les métropoles? Le débat, lancé bien avant la COVID, continuera une fois la pandémie domptée. Mais la progression irrépressible de l’inflation soulève, pour certains observateurs, des questions épineuses. Comment définir la stabilité des prix dans les prochaines années?

À l’instar d’autres banques centrales, la Banque du Canada n’a pas encore manifesté l’intention de revoir les fourchettes d’inflation cibles qui orientent ses décisions depuis le début des années 1990. Tiff Macklem, gouverneur de la Banque, entrevoit une progression éventuelle des taux, mais pas avant que la conjoncture ne l’exige. « Dans nos indications prospectives, nous précisons qu’une hausse du taux directeur ne sera pas envisagée avant une reprise économique confirmée », a-t-il expliqué mi-novembre dans le Financial Times. « Nous progressons, mais il reste du chemin à faire. »

« Le monde s’est retrouvé plongé dans un contexte inédit, de conclure Armine Yalnizyan. En veilleuse depuis longtemps, le débat sur l’inflation a soudain été remis à l’ordre du jour. » Au pas, au trot, au galop, l’inflation?

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