Un homme d'affaires se tient devant une chambre forte
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Le Canada peut-il jouer un rôle clé dans l’univers des cryptomonnaies?

Jerome Dwight, CPA, scrute l’évolution de la réglementation touchant les cryptoactifs et parie sur le Canada comme futur champion dans ce secteur.

Un homme d'affaires se tient devant une chambre forte.Selon Jerome Dwight, le Canada a l’occasion de se doter d’une cryptoréglementation qui sourit aux investissements étrangers, par une approche préférentielle et proactive, mais propre à ne pas étouffer l’innovation. (Derek Shapton)

Voici une anecdote que Jerome Dwight se plaît à raconter. Automne 2008. C’est la débâcle sur les places boursières, et voilà que Jim Flaherty, ministre des Finances, l’appelle pour discuter d’une question brûlante. Comment éviter le pire, à l’heure où les marchés s’effondrent aux États-Unis?

Un coup de fil qui ne prend pas Jerome Dwight au dépourvu. Après tout, il vient d’être nommé président et chef de la direction de BNY Trust Company of Canada, filiale de Bank of New York Mellon (BNY Mellon). Pilier de Wall Street, la vénérable institution intervient à titre de fiduciaire privilégié, mandatée par les administrations publiques, les fondations et d’autres acteurs d’envergure, au cœur des rouages de l’économie. BNY Mellon vient d’être désignée dépositaire principal de l’enveloppe de 700 G$ US débloquée par le Trésor pour éviter le naufrage. Elle aura le devoir de distribuer et de comptabiliser les fonds.

Jim Flaherty et Jerome Dwight réfléchissent. Leur conclusion? Ils iront à Wall Street pour y présenter les atouts du cadre réglementaire qui prévaut au Canada. Quelques semaines plus tard, Jerome Dwight attend devant les bureaux de BNY Mellon du One Wall Street, à l’affût d’une limousine digne d’un ministre des Finances du G7. Un banal taxi jaune arrive. En sortent Jim Flaherty et son bras droit. « C’était un moment très canadien, sans tambour ni trompette », se rappelle-t-il.

Ils montent au 70e étage, où Jim Flaherty animera des échanges autour de questions fondamentales. En quoi le Canada se démarque-t-il? Quelles leçons tirer de son exemple?

Dix ans plus tard, les mêmes enjeux reviennent sur le tapis pour Jerome Dwight. En mars, il a été nommé président de Brane, afin d’en accélérer la transition de jeune fintech à un nouveau type d’institution financière : un dépositaire autorisé de cryptomonnaies au Canada. Brane brigue le statut de fiduciaire autorisé, qui détient des cryptoactifs en lieu sûr, sous réserve de règles qui protègent l’avoir des investisseurs, dans le respect des normes d’audit, entre autres à l’égard des contrôles au niveau du système ou de l’organisation.

Pourquoi se remémorer l’anecdote de 2008? Si l’on comprend la fierté de Jerome Dwight, invité à accompagner le ministre à New York, il reste que le tout s’inscrit dans un parcours qui culmine aujourd’hui, à l’heure où Brane se plie à l’examen réglementaire, dans l’espoir d’une stabilité renouvelée pour une catégorie d’actif toute jeune, d’une volatilité extrême, marquée par des origines anarchiques et entachée de fraude par le passé. Jerome Dwight voit la renommée du Canada, qui lui a valu d’être entendu à Wall Street en compagnie de Jim Flaherty, comme une partie Intégrante de la proposition de valeur énoncée par Brane.

« On réinvente le rôle du dépositaire dans le contexte crypto, un mandat revu et corrigé. À l’humilité pour prendre la mesure des risques s’ajoute la prudence, qui suppose un resserrement de la réglementation. Autant d’éléments qui nous ont permis de nous hisser au rang de modèles après la déroute de 2008. »

Dix mois après son embauche, Jerome Dwight a déjà annoncé son intention de passer à autre chose, considérant sa mission chez Brane accomplie. En décembre, Brane a reçu ses actes constitutifs pour devenir une société de fiducie autorisée — son inscription définitive en tant que fiducie semble imminente, au moment de mettre sous presse. (Brane avait des vues sur le titre de premier dépositaire du genre au Canada, mais sa concurrente albertaine Tetra Trust lui a coupé l’herbe sous le pied en juillet). Audacieuse, Brane entrevoit aussi une entrée en Bourse en 2022.

Jerome Dwight explique la raison de son départ : « Beaucoup de fintechs et d’organismes gouvernementaux m’ont approché pour obtenir des conseils quant aux moyens de rendre le Canada plus concurrentiel. Ça semble être devenu ma vocation, d’agir comme accélérateur auprès des organisations qui en ont besoin, et de répondre à cette question : comment la technologie peut-elle mieux transformer les services financiers, et les rendre plus inclusifs? » Selon lui, le Canada a l’occasion de se doter d’une cryptoréglementation qui sourit aux investissements étrangers, par une approche préférentielle et proactive, mais propre à ne pas étouffer l’innovation.

Prenons le lancement du premier fonds négocié en Bourse (FNB) de bitcoins au monde, lancé par la torontoise Purpose Investments, avalisé en février 2021 par la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (CVMO), qui a aussi ménagé certaines exemptions, de concert avec les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM), pour que les innovatrices puissent évoluer dans un créneau encadré, sans devoir appliquer en tous points la réglementation classique. (C’est le cas de Wealthsimple, qui a fondé une plateforme de cryptomonnaies, et qui, en 2020, a obtenu une dispense de ses obligations d’émission de prospectus et de présentation de l’information.)

Depuis deux ans, les ACVM tâchent de faire en sorte que, aux termes du droit contractuel qui s’applique aux crypto­actifs en garde, on considère que les opérations sur les cryptomonnaies s’apparentent aux opérations sur les valeurs mobilières. Le Canada ouvre la marche : nos contrepartistes et dépositaires seraient les premiers à être encadrés par une telle réglementation.

De l’avis de Jerome Dwight, la réputation du pays séduira les investisseurs dans la cryptomonnaie qui souhaitent échapper à la volatilité. Mais le défi est de taille. C’est un domaine en mouvance, d’autres pays planchent sur leur plan d’action, et le Canada n’est qu’un acteur de second rang dans l’univers numérique.

« On s’efforce de concilier innovation et réglementation, sécurité et changement », explique Ryan Clements, professeur de droit et expert en cryptoréglementation à l’Université de Calgary. Il convient que le Canada peut réussir à se poser en refuge. Mais comment? Gros point d’interrogation. « On pourrait dire qu’il en va de notre réputation. »

Les tours de l'horizon de Montréal sont montréesJerome Dwight, CPA, voit le Canada comme un futur pôle d’attraction pour les investissements dans les cryptomonnaies. (Derek Shapton)

Aurait-on sous-estimé l’importance de la garde sûre des cryptoactifs? Le message a été reçu cinq sur cinq en décembre 2018, quand Gerald Cotten, trente ans, fondateur de QuadrigaCX, principale cryptobourse du Canada, parti en voyage de noces en Inde, a soudainement disparu, emportant 250 M$ de cryptomonnaie et de monnaie fiduciaire. Quelque 115 000 clients se sont retrouvés sans recours. Au dire de sa veuve, Jennifer Robertson, hormis le regretté défunt, nul n’avait accès aux clés privées des portefeuilles hors ligne.

Dure leçon. Mais il y a pire. Gerald Cotten escroquait ses clients et s’en mettait plein les poches, sur le principe de la pyramide de Ponzi. Certains actifs étaient irrécupérables, d’autres s’étaient envolés en fumée. Quand le cryptomarché a ralenti en 2018, de nombreux clients ont liquidé leurs positions, et QuadrigaCX a vu ses actifs fondre. Gerald Cotten a alors injecté des fonds de sa propre poche pour stopper l’hémorragie. Une enquête de la CVMO a révélé que, pour l’essentiel, les pertes étaient le résultat d’une fraude.

Gerald Cotten, le Bernie Madoff de la crypto? Peut-être bien. Pas étonnant que Jerome Dwight voie un lien direct entre les activités de Brane et son travail à BNY Mellon. « Je me sens interpellé. Il faut éviter un autre fiasco QuadrigaCX. »

Une fraude notoire loin d’être unique en son genre dans le cryptomarché. En 2020, la CVMO a découvert que Coinsquare, grand carrefour de cryptomonnaies, avait gonflé ses volumes d’opérations (une hausse de l’ordre de 90 %) avant son inscription auprès de l’Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières (OCRCVM). Trois cadres ont quitté le navire. Deux ont écopé de lourdes amendes (dans les sept chiffres).

Le naufrage de QuadrigaCX a ranimé une volonté d’encadrement. En 2019, l’OCRCVM et les ACVM ont soumis un projet de réglementation. On y posait que les cryptoactifs devaient être considérés comme des valeurs mobilières, assujetties à la réglementation. En 2020, les ACVM ont statué que, pour toute entité dépositaire d’un cryptoactif au nom de l’acheteur (au-delà du cas où la plateforme n’est qu’une passerelle directe vers le portefeuille de l’utilisateur), en vertu du droit contractuel qui s’applique à une prestation attendue ultérieurement, l’opération s’apparentait aux opérations sur les valeurs mobilières. Dans cette logique, les cryptobourses seraient tenues de s’inscrire auprès des autorités.

« Les États-Unis tentent d’y voir clair, explique Ryan Clements. Quand Gary Gensler a pris la tête de la SEC [Securities and Exchange Commission], il a plaidé pour un encadrement étroit des plateformes, ramenées dans la sphère des valeurs mobilières. Mais il y a aussi un appel à une réglementation sur mesure, de la part des acteurs du marché des cryptoactifs et des fonds de capital-risque. L’incertitude plane. »

Grâce aux cryptomonnaies, tous les sous-bancarisés du monde auraient accès à des services financiers.

Le Canada a son lot de réfractaires. Il y a quelques mois, les ACVM ont rappelé que les plateformes de crypto devraient s’inscrire auprès des autorités et se conformer à la réglementation. Devant la menace d’une intervention réglementaire, Binance, l’une des plus grandes cryptobourses, a préféré plier bagage et quitter l’Ontario.

« Binance aurait pu mandater des avocats et se plier aux démarches d’inscription, mais pourquoi se soumettre à la contrainte si on peut évoluer librement ailleurs? », explique Michael Arbus, PDG de Bitbuy, cryptobourse établie au Canada. « J’y vois un témoignage de la force du régime réglementaire proposé. » Le resserrement a peut-être déplu à certains acteurs de l’écosystème mondial, mais on a déblayé le chemin pour en arriver à des solutions.

Et en matière de garde? C’est simple. Toute plateforme de crypto doit désormais se transformer en dépositaire autorisé ou faire appel à un tiers qui répond à certaines exigences. Trois stratégies sont possibles : devenir une société de fiducie, une institution bancaire ou un courtier en valeurs mobilières membre de l’OCRCVM.

Brane a choisi la première voie, comme sa concurrente Tetra Trust, qui a obtenu son permis en juillet. Toutes deux ont opté pour l’accréditation en Alberta, que Jerome Dwight qualifie de « marché des plus favorables à la fintech ». Il faut dire que la province se tourne résolument vers la diversification pour tempérer sa dépendance aux hydrocarbures.

Cependant, le chemin est semé d’embûches. Plan d’exploitation, plan d’affaires, application des normes d’audit, consentement à des examens réguliers, la plateforme qui vise l’agrément sera passée au crible. Pour les dépositaires de crypto viennent aussi des obligations de stockage dit « à froid » (on constitue ainsi une réserve de cryptomonnaie protégée sur un support déconnecté).

« Les autorités albertaines, qui s’aventuraient en territoire inconnu, ont redoublé de prudence », se rappelle Eric Richmond, PDG de Tetra Trust. « Elles ont consulté leurs homologues à l’international et étudié notre plateforme, nos méthodes de vérification des opérations et nos plans de continuité. » Il a fallu plus de temps que prévu, concède-t-il. Les membres de la haute direction et du conseil d’administration ont dû montrer patte blanche. Leur dossier a été passé au peigne fin. Un pedigree impeccable, dans le cas du conseil de Brane, où siègent neuf sommités de la finance, des forces de l’ordre, de la comptabilité et de la fonction publique. Du nombre, l’ex-premier ministre de l’Ontario Dalton McGuinty, appelé en renfort par le PDG Adam Miron, entrepreneur dans le secteur du cannabis et cofondateur du site iPolitics, où sont scrutées les actualités parlementaires.

« Si j’ai appris une chose en politique, c’est que l’innovation surgit sans crier gare, explique Dalton McGuinty. On ne savait rien d’Uber, et le monde a été pris de court. Idem pour Airbnb. Et la révolution des circuits de distribution dans le cinéma nous donne du fil à retordre. Comment obliger Netflix et les autres géants à acquitter leur juste part des droits et redevances? Bref, je me plonge dans les enjeux de l’heure. »

Devant ces bouleversements, comme Jerome Dwight, Dalton McGuinty se dit qu’il faut une personne qui maîtrise les subtilités de la fintech, une personne rompue aux rouages de la haute finance. Alors, qui a le profil? Jerome Dwight. De 1999 à 2001, peu après avoir décroché son titre de comptable, l’homme a été chef des finances de Bayshore Capital, fonds de capital-investissement qui a fait naître une foule d’innovatrices. On pense à imoney, portail bancaire centralisé qui a ouvert la voie aux banques virtuelles telles que mbanx, lancée par BMO. Dès qu’il évoque ces années, Jerome Dwight se met à chanter les louanges d’une monnaie décentralisée non fiduciaire, outil révolutionnaire. « Quand j’ai vu le champ des possibles, j’ai eu le déclic. » 

Ce fils d’immigrants sri-lankais a grandi dans le quartier torontois de Rexdale. Une mosaïque culturelle où l’accès aux services bancaires, mal compris par les nouveaux arrivants, laisse à désirer. « Il y a deux milliards de sous-bancarisés dans le monde. Ils n’ont peut-être pas accès aux services financiers, mais à un cellulaire, oui. Les cryptomonnaies prennent figure de clé d’accès, par l’intermédiaire de la téléphonie et du numérique. »

Évidemment, Brane n’aura pas ces démunis comme clients directs. Jerome Dwight espère que ce seront les banques elles-mêmes qui répondront présentes. Avare de détails sur sa clientèle et ses projets, il se dit en pourparlers avec des centaines d’acteurs (gestionnaires de patrimoine, banques…). À terme, il voit Brane comme un partenaire des institutions établies, pour qui la garde de cryptoactifs reste une aventure en terres inexplorées. D’ici un an ou deux, Jerome Dwight considère que ce service représentera un atout pour les groupes bancaires qui souhaitent attirer et fidéliser les jeunes.

Les investisseurs cherchent une structure à maturité. Il faut les convaincre que les dépositaires agissent d’abord dans l’intérêt de leurs clients.

Michael Arbus, de Bitbuy, s’interroge. Les dépositaires comme Brane et Tetra Trust vont-ils croiser le fer avec les grosses pointures? Tetra Trust espérait avoir 1 G$ en actif sous gestion d’ici la fin de 2021. Gemini, dépositaire accrédité par l’État de New York (une attestation reconnue au Canada), gère plus de 30 G$ US et détient l’essentiel des cryptoactifs canadiens (devant Coinbase et BitGo, deux autres poids lourds). « Même un milliard, c’est de la petite monnaie dans l’univers de la crypto. Et puis, il y a la question de l’expérience », ajoute Michael Arbus. (Notons que Bitbuy passe par BitGo, dépositaire de Californie.)

Jerome Dwight estime que Brane a plus d’un tour dans son sac. De un, contrairement à Gemini, l’entité ne se pose pas en tant que plateforme de négociation. Et de deux, à l’inverse de Tetra Trust, établie par Coinsquare et dirigée en partie par elle (Eric Richmond étant à la fois PDG de Tetra Trust et directeur de l’exploitation de Coinsquare), Brane n’entretient aucun lien de dépendance.

« Une structure à maturité, c’est ce que les investisseurs cherchent, souligne Jerome Dwight. Il faut les convaincre que les dépositaires agissent d’abord dans l’intérêt de leurs clients. Le doute planera encore et toujours, si le dépositaire appartient à une plateforme d’échange, dont la raison d’être est de négocier en contrepartie de commissions. La confiance ne sera jamais absolue. »

La réputation du Canada, vu comme un roc inébranlable, servira de tremplin à Brane, qui a déposé une demande d’agrément dans le Dakota du Sud, et qui a l’Europe dans sa ligne de mire (fin 2022). « J’étais dans l’Illinois il y a une semaine. Certains directeurs de banque m’ont confié qu’ils avaient hâte de travailler avec Brane, un partenaire canadien », signalait Jerome Dwight en octobre dernier. « C’est qu’à notre mentalité conservatrice, portée sur la gestion du risque et la conformité, se mêle une ouverture à l’innovation, disent-ils. »

Selon Ryan Clements, en décourageant les petits acteurs et en assujettissant les cryptobourses à la réglementation stricte des valeurs mobilières, le Canada se dirige vraisemblablement vers un système proche du marché bancaire, où circulent un nombre restreint d’entités d’envergure.

Alors qu’il tire sa révérence, Jerome Dwight voit Brane jeter un pont entre les jeunes fintech et les services financiers traditionnels. « À mon arrivée, dit-il, Brane avait une excellente technologie, mais pas le savoir-faire pour évoluer dans le monde des services financiers. Il fallait asseoir la légitimité de l’entreprise et commencer à mettre en place tous les éléments requis pour mener ses activités en tant qu’institution financière. Et c’est ce que nous avons fait. »

Jerome Dwight, lui, voit de nouvelles avenues s’offrir à lui, mais ne peut faire d’annonce pour le moment. Et qui sait? Peut-être l’invitera-t-on de nouveau à Wall Street pour présenter le modèle qui prévaut au Canada.

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