Michael Wozney
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Toujours en mode postpandémique, les restaurants sont à la croisée des chemins

Déficit de main-d’œuvre, couacs dans l’approvisionnement, clientèle capricieuse, des propriétaires et des gérants de restaurants cherchent des moyens de reconquérir les clients et de rebâtir leur entreprise.

Michael WozneyMichael Wozney, chef cuisinier, devant son camion de cuisine de rue (Photo Johnny C.Y. Lam)

La restauration a toujours affiché des marges bénéficiaires étroites, de l’ordre de 3 % à 6 %, qui plafonnent à 10 %, au mieux. Et les remous successifs des trois dernières années ont contraint les restaurateurs à se serrer la ceinture, plus que jamais.

Selon Restaurants Canada, dans les services alimentaires, on a eu à déplorer 303 faillites pendant les cinq premiers mois de 2023, un record. C’est une hausse de 89 % par rapport à 2022, contre 30 % pour les autres industries.

Même si la COVID est loin derrière, la restauration en a gardé des séquelles. Oui, certains propriétaires, exploitants et équipes trouvent des solutions novatrices pour mieux servir leurs clients, mais d’autres se heurtent à des écueils. L’avenir reste trouble.

À quelques différences près, ce phénomène touche aussi bien la restauration à service complet que la restauration rapide, précise Andy Brown, associé en audit, Produits industriels et de consommation, à KPMG Canada. Exposés à des contraintes distinctes, les deux types de restaurants s’emploient plus que jamais à faire plaisir au client. Une volonté qui passe entre autres par la prise en compte des facteurs ESG. Au menu des atouts, un choix de fournisseurs éthiques, un volume de déchets allégé et de nouvelles technologies.

« Les clients s’attendent à ce qu’un restaurant respecte un certain cadre d’acceptabilité sociale, pour, à tout le moins, veiller à servir des aliments issus de sources équitables, dont l’origine sera attestée », explique son collègue Kostya Polyakov, associé et leader national, Marchés de consommation et commerce de détail, à KPMG au Canada. « C’est aussi ce qui permet au restaurant d’équilibrer la démarche, sur le plan économique. Pour satisfaire les adeptes du zéro déchet, peut-être faut-il débourser des sommes substantielles en amont, mais si le client se dit prêt à payer davantage, les restaurateurs n’hésiteront pas à s’adapter. »

Cela dit, exploitants et propriétaires sont également tenus de concilier facteurs ESG et résultats au bilan.

« Pour composer avec l’explosion des coûts de la main-d’œuvre et des denrées, les restaurateurs se tournent vers les technologies, que ce soit pour prendre les commandes ou préparer les repas. Aux États-Unis, certaines chaînes de restauration rapide ont éliminé pour de bon les caisses où s’affairaient des préposés. Même mouvement au Canada, où certaines bannières, qui continuent d’offrir le service d’accueil, installent aussi des bornes de commande. Du côté cuisine, le matériel robotisé se généralise, notamment en restauration rapide », résume Kostya Polyakov.

Son collègue de KPMG, Andy Brown, nuance le propos.

« Et si l’automatisation nuisait au ressenti qu’on s’efforce de créer sur place? En demandant au client de commander à l’écran, le restaurant ne lui donne pas forcément envie de s’asseoir en salle, de se détendre, les pieds sous la table. Le client pourrait déguster exactement le même repas chez lui. »

D’après un sondage réalisé en 2023 par l’application de paiement Square, 88 % des consommateurs comprennent que leurs commerces préférés sont obligés de relever les prix en raison de l’inflation et de la hausse du coût des marchandises. Mais sont-ils vraiment prêts à ouvrir leur portefeuille pour autant?

« Pas le choix, en cuisine, on doit tous composer avec des augmentations de 20 % à 30 % », regrette Michael Wozney, qui porte la toque de chef cuisinier au Capital Hotel à St. John’s. « Et chez nous, à Terre-Neuve-et-Labrador, il y a les coûts de transport; c’est déjà le double, voire le triple pour les fruits et légumes. »

En compagnie de sa femme, le chef fait aussi tourner un camion de cuisine de rue, et l’été, les plats mexicains sont à l’honneur. « Je travaille dans un grand hôtel, mais, comme entrepreneur, je ne suis pas à l’abri des ruptures d’approvisionnement, loin de là. Pendant la pandémie, on a dû adapter les menus à répétition, faute de matière première. Difficile, voire impossible de dénicher certaines choses. Les grands joueurs s’en tiraient mieux, ils se rabattaient sur leurs fournisseurs d’envergure. Et puis, il a bien fallu plafonner les hausses. C’est irréaliste de toujours monter les prix. »

Michael Wozney a également remarqué que ses clients étaient moins nombreux à se présenter en groupe et préféraient, semble-t-il, recevoir leurs convives chez eux.

Voilà une tendance problématique, qui touche l’ensemble du secteur, déplore Andy Brown. « La montée des prix pousse le client à faire des choix. Pour se gâter le vendredi soir, il va peut-être commander une pizza au lieu de s’offrir un hamburger gastronomique au restaurant. La dynamique du marché change, alors les restaurants rapides tentent d’attirer les ex-adeptes des restaurants à service complet. »

Alex SawrattanAlex Sewrattan, chef des finances, de Pizza Pizza (Photo Johnny C.Y. Lam)

Alex Sewrattan, CPA, MBA, exerce les fonctions de chef des finances à Pizza Pizza, chaîne torontoise qui compte 750 succursales au Canada et au Mexique. On y propose le service en salle tout comme la livraison et les commandes à emporter. Il explique que, exposée à des hausses de 10 % sur certains intrants, Pizza Pizza a préféré adopter des changements tactiques, pour ajuster ses prix au cas par cas et éviter une augmentation généralisée.

« Nous sommes fiers d’offrir une valeur ajoutée à la clientèle, mais il reste que nous sommes dans l’obligation de trouver un équilibre. Entrent dans l’équation non seulement les prix proposés au client, mais aussi la tarification pour les franchisés, compte tenu de l’inflation et des coûts d’approvisionnement qui s’alourdissent. »

La bannière s’est concentrée sur deux indicateurs : la moyenne par commande et la fréquentation en établissement. « Le total de l’addition, commande après commande, a légèrement augmenté, et le nombre de commandes, lui aussi, marque une hausse. Bref, la structure de tarification apporte des résultats satisfaisants, pour l’heure. »

On le sait, les affamés se font livrer non seulement de la pizza, mais bien d’autres plats. Il reste que les nombreuses applications de livraison donnent des maux de tête aux restaurateurs, tant les propriétaires que les exploitants.

« Gourmandes, les applis exigent des commissions exorbitantes, de l’ordre de 20 % », observe Kostya Polyakov. C’est la rançon de la commodité.

Ces frais entament largement la marge bénéficiaire des restaurants, qui trouvent la note salée. « Bien difficile de réaliser des bénéfices sur un repas livré, dans ces conditions, alors on adopte de nouvelles stratégies. » L’une d’entre elles consiste à créer une cuisine dite « fantôme », ouverte à part, qui ne prépare que des repas à livrer, sans nuire au service ni au fonctionnement de l’établissement principal.

Pizza Pizza, qui s’appuie sur ses propres escouades de livreurs, s’est mise en quête de différentes échappatoires pour déjouer l’incursion d’applications tierces, sans pour autant leur claquer la porte au nez. « Le plus grand défi pour les restaurateurs, c’est d’inviter le client à commander directement chez eux, sur place ou en ligne, souligne Alex Sewrattan. Dès que quelqu’un commande par l’entremise d’une appli indépendante, nous apposons un collant explicatif sur la boîte à pizza, qui présente notre propre appli, avec un renvoi à notre propre site Web. Nous ajoutons aussi un incitatif “boomerang”, pour convaincre le client de commander chez Pizza Pizza la prochaine fois. »

Un autre sujet sensible pour les restaurateurs et leurs clients, c’est le pourboire, notamment quand le minimum suggéré atteint 30 %. Il y a de quoi en faire sourciller certains. Une surenchère qui s’explique par l’insuffisance des salaires sur la scène (serveurs, barmans, débarrasseurs) comme en coulisses (chefs, cuisiniers, plongeurs). Faut-il faire table rase et éliminer les pourboires?

Pricilla Deo and Colin UyedaPricilla Deo et Colin Uyeda, copropriétaires de Folke (Photo Johnny C.Y. Lam)

Pricilla Deo et son associé Colin Uyeda en sont convaincus. Quand leur projet de restaurant à Vancouver a germé, ils avaient décidé de parier sur le végétal, décliné sur le mode gourmet décontracté. Ouvert depuis juin 2022, le restaurant Folke offre un menu à base de plantes qui se veut gastronomique, mais sans prétention. L’idéal pour se retrouver à la bonne franquette en semaine.

Dès le départ, c’était une recette gagnante qui a fait la joie des citadins de Kitsilano, quartier ouest de Vancouver, où les restaurants ne pullulent pas. Les végétaliens et végétariens se sont présentés sans délai, mais les deux restaurateurs ne voulaient pas miser exclusivement sur l’accueil sur place.

Forts de leur expérience combinée, les deux associés connaissaient par le menu les avantages à offrir au personnel, et les difficultés à lui épargner. « J’ai été pâtissière dans des restaurants gastronomiques, où je travaillais parfois 18 heures d’affilée, et je savais exactement quelles contraintes éviter », explique Pricilla Deo.

Voilà un des facteurs qui a conduit le duo à adopter une politique zéro pourboire, que le restaurant applique avec rigueur, quitte à rattraper à la hâte les clients qui laissent billets et pièces de monnaie sur la table. Pourquoi? « La culture du pourboire est à repenser », tranche Pricilla Deo. Injustice, imprévisibilité? « Ce n’est pas à nos clients de déterminer la rémunération de l’équipe en salle. Si un client broie du noir, il sera moins généreux. En Amérique du Nord, on considère à tort que les milieux de la restauration et de l’hôtellerie n’offrent pas forcément des carrières à part entière. Alors, pour renverser la vapeur, nous accordons une rémunération équitable au personnel. »

Une sage décision, gage de rentabilité, de l’avis de certains.

Comme l’explique Kostya Polyakov, « les clients n’hésitent pas à régler l’addition dans un établissement où le personnel touche un salaire décent. En outre, du point de vue comptable, il est plus difficile d’assurer le suivi des encaissements tels que les pourboires, comparativement aux salaires ». Il ajoute que la répartition des pourboires entre les employés peut varier du tout au tout d’un restaurant à l’autre. « Certains les mettent en commun, puis les distribuent à toute la brigade en fin de soirée. Ailleurs, les serveurs les gardent, ou les partagent avec le personnel en cuisine. »

Ian Tostenson, à la tête de la British Columbia Restaurant and Foodservices Association (BCRFA), entend bien faire des métiers de la restauration un parcours de carrière qui séduit. Une étude réalisée par la BCRFA en 2018, de concert avec la province, s’est révélée éclairante. Pour pourvoir trois postes vacants (départs à la retraite, réorientations), les restaurateurs réussissaient à trouver deux candidats au Canada, mais devaient passer par l’immigration pour recruter le troisième. La Colombie-Britannique vient également de publier ses prévisions quant aux flux de main-d’œuvre sur dix ans. Il en ressort que sur un million de postes vacants, 38 % seront pourvus par l’entremise de l’immigration, généralement dans le cadre du Programme des travailleurs qualifiés. En d’autres termes, on s’arrache les candidats.

La restauration connaît aussi une forte érosion de la main-d’œuvre. Depuis trois ans, serveurs, cuisiniers, barmans et débarrasseurs rendent leur tablier pour se tourner vers des emplois mieux rémunérés, aux meilleurs horaires, moins exigeants sur le plan physique. Selon une enquête conduite en 2023 par l’application de paiement Square, 31 % des restaurants manquent de personnel, et ce, depuis deux ans. De plus, nous apprend un rapport de Restaurants Canada et de RC Intel, en février 2021, les domaines des services alimentaires et de l’hébergement n’avaient récupéré que 48 % des postes perdus pendant la pandémie, alors que dans les autres industries, la reprise avait atteint 88 %.

« Les acteurs du milieu des services alimentaires en sont conscients, il faut prendre les grands moyens pour créer des perspectives de carrière à long terme, courantes en Europe et ailleurs, où le travail en restauration n’est nullement perçu comme transitoire, explique Ian Tostenson. Faut-il négliger la question des pourboires pour autant? Que non! Le personnel de salle touche en général le minimum, soit 16,75 $ de l’heure en Colombie-Britannique. Mais, selon le restaurant, les serveurs voient leur rémunération horaire majorée de 30 $ à 40 $, grâce aux pourboires, d’où le rôle capital de cet appoint. Les chefs et cuisiniers, qui ont droit à mieux que le salaire minimum, vu la demande, reçoivent quant à eux entre 5 $ et 10 $ de plus à l’heure, là où les pourboires sont partagés. »

Le restaurant Folke a remplacé les pourboires par une rémunération avantageuse, jumelée à une série d’avantages sociaux (y compris des services de soutien en santé mentale). Journées de vacances complémentaires, congés de maladie, horaire qui favorise la conciliation entre le travail et le reste, on a pensé à tout. « Nos salaires n’ont rien à envier à ceux qu’on offre aux premiers échelons dans les TI, un secteur convoité », explique Pricilla Deo, qui a elle-même travaillé dans le domaine.

À en croire un sondage réalisé en février par Angus Reid au Canada, 59 % des répondants préféreraient que les restaurants adoptent un modèle tout compris, sans pourboire, comme fondement d’une rémunération équitable.

Alors, quels constats en tirer pour le restaurant Folke? En salle à manger, bien remplie, comme en cuisine, on ne manque pas de personnel. Ce n’est pas la réalité que vivent d’autres établissements. Pour Ian Tostenson, la situation s’explique en partie par la nature même du restaurant.

« C’est le style de la maison qui attire l’équipe. Évidemment, les candidats eux-mêmes végétariens ou véganes se tourneront volontiers vers un restaurant qui correspond à leurs propres choix. De ce fait, certains types de restaurants échappent dans une certaine mesure aux déficits de recrutement qui freinent les grands établissements généralistes. »

Ian Tostenson reconnaît toutefois que les attentes des travailleurs ont changé. « On a dû composer avec la pénurie de main-d’œuvre avant, pendant et après la pandémie, même si la demande avait bondi et atteint des sommets. Les restaurants manquaient de bras, et la clientèle restait sur sa faim. »

Pour compenser, les employeurs comme Michael Wozney, du Capital Hotel, ont revu leurs pratiques. « On se tourne vers les nouveaux arrivants, à former, à encadrer peut-être, mais disposés à apprendre. Nous invitons également les chefs d’équipe à jouer un rôle de formateur. Au quotidien, j’enseigne non seulement le comment, mais aussi le pourquoi des choses. L’hôtel octroie d’excellents avantages aux travailleurs : aux congés payés et aux heures supplémentaires majorées s’ajoute un jour offert pour leur anniversaire. Et puis, la direction ouvre la porte à des pistes d’avancement et offre un accompagnement en continu aux dirigeants. Enfin, je dirais que la plupart de mes cuisiniers font des journées de 8 heures, 8 heures et demie. »

Dans une telle conjoncture, que peuvent faire les CPA pour prêter main-forte à leurs clients?

« En restauration et ailleurs, on trouve bon nombre de CPA au rang des chefs des finances et des chefs de la direction, constate Kostya Polyakov. Armés de leur savoir-faire, ils sont en mesure d’aider les restaurateurs à analyser leurs activités et les répercussions des décisions prises. Pour affiner les orientations et cibler le public, au-delà du flair, de l’instinct, les données chiffrées, elles aussi, entreront en jeu à la table du conseil. »

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