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Sur cette illustration, un homme tire un billet de banque géant de 50 dollars.
Comptabilité et finance

Gigantesque transfert de richesse à l’horizon

Des sommes astronomiques passeront bientôt d’une génération à l’autre. Une transmission de patrimoine aux échos profonds, pour les privilégiés comme pour les moins bien lotis.

Une lame de fond ne cesse d’enfler. Elle aura déferlé d’ici 2026. Au Canada, des sommes astronomiques, de l’ordre de 1 000 G$, seront bientôt léguées par les baby-­boomers à leurs héritiers des générations X et Y. Accéléré en partie par une tendance en progression – donner de son vivant –, ce transfert de richesse intergénérationnel sans précédent pourrait avoir en aval de magistrales incidences sur le paysage économique. Une nuance à apporter, et non des moindres : on passera le flambeau à une génération sensibilisée aux enjeux sociaux. Pourtant, paradoxalement, il se pourrait que s’exacerbent par ailleurs les inégalités constatées. Autre bémol, même pour les bénéficiaires, un héritage peut certes faire office de coup de pouce bien accueilli, mais aussi semer la pagaille dans une fratrie sans plan successoral balisé.

« Le transfert de l’avoir préoccupe autant nos conseillers que nos clients », explique Sabrina Fitzgerald, leader nationale, Services aux sociétés privées, à PwC. « C’est devenu une réalité quotidienne. » La tendance, désormais lourde, a été lente à se dessiner, mais les ravages de la COVID-19 semblent y avoir sensibilisé les Canadiens. Un récent sondage de Gestion de placements Manuvie le révèle, la pandémie a incité un répondant sur cinq à refondre son plan successoral ou son testament, et parmi ceux qui avaient déjà couché leurs dernières volontés ou dressé un plan successoral, 28 % avaient été amenés à en discuter avec un conseiller ou leurs héritiers.

« La mort et l’argent restaient des sujets tabous. Auparavant, les familles refusaient d’en parler, car on hésite à envisager sa propre disparition », explique Alana Riley, cheffe, Prêts hypothécaires, assurances et produits et services bancaires, à IG Gestion de patrimoine. « Arrivés à l’âge de la maturité, les clients examinent à la loupe leur plan successoral, eux qui aspirent à céder leur actif avant de mourir, pour voir leur famille en tirer profit. »


Nombre de personnes à l’âge de la maturité aspirent à céder leur actif avant de mourir, pour voir leur famille en tirer profit.


Cela dit, d’après quelques études sur la question, et à en croire certains cas isolés, nous sommes plutôt mal préparés à recevoir un héritage. Selon un sondage Ipsos-RBC Assurance, 61 % des répondants ne connaissaient pas le processus d’homologation, qui consiste à établir la validité d’un testament. (Au Québec, le testament notarié n’a pas à être validé.) Et 57 % ignoraient que le recours à l’assurance-vie peut alléger le fardeau des droits de succession. « Il y a des familles qui passent sous silence la transmission et l’affectation du patrimoine », fait observer Allison Marshall, vice-présidente, Services de planification, Clientèle fortunée, Services-conseils financiers, à RBC Gestion de patrimoine. « Elles n’amorcent pas la planification en amont. »

Dommage, compte tenu de l’ampleur des enjeux. Les histoires d’horreur ne manquent pas. « J’ai vu des familles déchirées à la suite d’un héritage : le silence règne, frères et sœurs se font la guerre, on se dispute les bribes, bref, on fait fi des intentions du testateur », déplore Alana Riley.

Pourtant, parfois, des professionnels compétents, au fait des complexités fiscales et juridiques, sont bel et bien intervenus, mais sans concertation. De synergie, nulle trace. Allison Marshall se souvient d’un client qui avait remanié son plan successoral et son testament pour mieux répartir son avoir entre ses deux enfants. Il avait aussi souscrit une police d’assurance-vie, dans le but d’en faire profiter l’un de ses enfants. Or, par souci de planification fiscale, le comptable de la famille avait recommandé que ce soit l’entreprise familiale, nommée bénéficiaire, qui souscrive l’assurance-vie. Mais il était stipulé qu’un seul des enfants hériterait des actions de l’entreprise. « Au lieu d’être détenue par le client, la police appartenait à l’entreprise, qui devait ultérieurement passer sous le contrôle d’un seul des enfants. J’avais déjà observé de tels imbroglios, surtout quand la structure du patrimoine se fait complexe. » Conclusion, il convient d’inviter les conseillers à adopter une vue d’ensemble, pour s’assurer que la main gauche sait ce que fait la main droite.

Pour le profane, le transfert de richesse peut sembler réservé aux milliardaires, qui lèguent des sommes colossales et constituent des fiducies familiales bien garnies. Une idée fausse qui peut contribuer au manque de préparation. « Il faut planifier, quelle que soit la taille du patrimoine à céder », souligne Allison Marshall. Fiscalité, succession, liquidation, homologation, il y a une foule d’aspects à prendre en compte, pour se protéger contre l’inattendu qui viendra éroder sans délai l’héritage. « Même pour une famille qui n’est pas nécessairement fortunée, il y a lieu d’établir un plan afin d’éviter la fonte des sommes en jeu. »

Au Canada, l’essentiel des actifs reste détenu par un cercle restreint de familles. Une vague massive de transfert de richesse risque d’aggraver le problème et d’accentuer les déséquilibres. Fin 2022, les familles les plus fortunées (la tranche supérieure de 20 %) représentaient les deux tiers de la valeur nette du Canada, mais la tranche inférieure de 40 %, seulement 2,6 %. Or, la récente flambée du coût de la vie et l’alourdissement de la dette des particuliers (prêts hypothécaires et soldes de cartes de crédit) ont réduit de 16,3 % la valeur nette des ménages les moins favorisés. C’est près de trois fois plus que la baisse observée chez les ménages les mieux lotis. Et le problème empire. Sondés par Angus Reid en 2023, 34 % des Canadiens ont répondu qu’en raison de la hausse du coût de la vie, leur situation s’était nettement détériorée, une progression de six points de pourcentage par rapport à juillet 2022.

« Sur le plan socioéconomique, l’aggravation des inégalités sera la principale difficulté qu’entraînera l’imminent transfert de richesse », fait valoir David-Alexandre Brassard, économiste en chef à CPA Canada. « Il n’est pas souhaitable d’emboîter le pas aux États-Unis, où la passation intergénérationnelle des avoirs reste l’un des socles de l’aisance. C’est aussi vrai au Canada, du moins à certains égards, et mieux vaut éviter que la situation ne se détériore. »

Il ne suffira pas de revoir les barèmes d’imposition des legs. Le moment serait-il venu d’amorcer une véritable réforme fiscale? Pour David-Alexandre Brassard, il faut repenser la démarche, au-delà des comptes défiscalisés, comme le CELI et le nouveau compte d’épargne libre d’impôt pour l’achat d’une première propriété (CELIAPP). « Pour cotiser et bénéficier des avantages de tels outils, il faut d’abord disposer d’un certain revenu excédentaire. On crée des incitatifs dont profitent surtout les plus aisés, ce qui n’est pas nécessairement l’orientation que le pays entend se donner. »

En fait, notre régime fiscal cible les revenus plutôt que les actifs, et, malgré ses atouts, cette approche peut devenir problématique à l’étape de la retraite. Des particuliers passablement fortunés, qui tirent parti de certains outils à des fins d’optimisation, restent dans une tranche d’imposition inférieure. « Disons-le, le contribuable ordinaire, dépourvu de grands moyens, n’est pas forcément en mesure de structurer son patrimoine pour alléger ses impôts, année après année, ajoute l’économiste. Il faut disposer d’une certaine aisance pour réussir à bien jouer ses cartes. »

Une refonte du régime fiscal, dès lors axé sur le patrimoine au lieu de ne cibler que le revenu, alourdirait peut-être le fardeau logistique de l’État, mais pourrait aplanir les inégalités entre les nantis et les démunis. David-Alexandre Brassard estime qu’il conviendrait de penser à imposer davantage les gains en capital, soustraction faite de l’érosion qu’apporte l’inflation.

« Le revenu de placement qui découle des gains en capital n’est pas traité comme un revenu ordinaire. C’est avantageux pour ceux qui sont en mesure de réaliser des gains en capital, mais la condition sine qua non, c’est pouvoir investir. » Évidemment, il faut un capital de départ, c’est-à-dire un salaire conséquent ou un héritage. « Pourrait-on imposer les gains en capital comme le revenu, et relativiser la plus-value, compte tenu de l’inflation? C’est peut-être à envisager. »

Au-delà d’une réforme fiscale, l’économiste croit que pour assurer le nivellement des inégalités, il faut favoriser les parcours vers la formation, en abaissant le coût des études postsecondaires, renforcer la littératie financière, et faciliter l’accès au logement.

Nul n’ignore qu’un vif intérêt envers les facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) change la donne depuis quelques années. Les critères ESG orientent davantage les décisions des particuliers, qui font confiance aux fonds de placement jugés conformes à leurs valeurs. Le transfert de la proverbiale richesse des générations antérieures, qui passe aux mains des jeunes – plus au courant des enjeux environnementaux et sociaux que leurs parents et grands-parents, nous disent plusieurs études –, met plus que jamais en lumière la responsabilité sociale des entreprises.

Selon une enquête menée aux États-Unis par The Harris Poll en 2021, environ le tiers des Y choisissent en priorité des placements axés sur les facteurs ESG, contre 16 % de la génération X et 2 % des baby-boomers. Une nette disparité qui dépasse les confins de la curiosité. Interrogés aux États-Unis, près des trois quarts des sondés disaient s’intéresser à l’investissement durable. Les jeunes, en particulier, qui disposent d’une certaine latitude pour composer leur portefeuille, se montrent réceptifs aux nombreux choix de placement qui priorisent l’optique ESG.

« Les générations qui héritent sont sensibilisées à l’impact social d’une entreprise, à sa stratégie ESG, à son empreinte carbone. Je généralise, mais oui, les jeunes de la relève veulent en parler, davantage que leurs aînés, souligne Sabrina Fitzgerald, de PwC. J’y vois une nouvelle trajectoire positive pour l’économie, les affaires. »

Autre élément inattendu, récolté dans le sillage du coronavirus : à l’instar de nombreux CPA, Sabrina Fitzgerald a remarqué que les entrepreneurs cèdent les rênes plus tôt que prévu à une relève sensibilisée aux facteurs ESG. « Dès les six premières semaines de la pandémie, les bouleversements ont frappé l’imagination, mais depuis, les crises se succèdent. Guerre, pressions inflationnistes, perturbations de la chaîne d’approvisionnement, le cortège s’allonge. » Une réalité qui a incité bien des entrepreneurs à se pencher sur l’avenir de leurs affaires et sur l’héritage à léguer.

« Bon nombre d’entrepreneurs constatent que le monde a changé, que leur organisation doit se transformer pour survivre. Certains cèdent donc le contrôle par anticipation », explique Sabrina Fitzgerald. La transition sera graduelle, mais il y a tout lieu d’être optimiste, croit-elle. Les jeunes entendent faire évoluer l’entreprise pour asseoir sa réussite dans le contexte actuel : ils adoptent de nouvelles technologies et prônent la responsabilité sociale. Il s’agit non seulement d’assurer l’avenir des PME, mais aussi de donner lieu à des répercussions sociales positives, au sens large.

Entre autres, le transfert de richesse s’annonce favorable à l’équité entre les sexes. D’ici 2026, les Canadiennes devraient hériter de 900 G$, ce qui les mettrait pour la première fois à la tête de près de la moitié de l’avoir accumulé au pays. Certaines héritières appartiennent aux jeunes générations, mais pas toutes. Il en va de l’espérance de vie. Nombre de femmes, qui voient leur conjoint disparaître, sont les premières bénéficiaires de la succession.

La plupart des conseillers considèrent l’imminent mouvement de fonds qui pointe à l’horizon comme une belle occasion à saisir. Comptabilité, fiscalité, droit successoral, il s’agira pour les professionnels de remplir un rôle essentiel dans un contexte économique émergent. « Ce sont des débouchés d’envergure qui se profilent, pour les Canadiens et pour les professionnels de la finance », acquiesce Alana Riley, d’IG Gestion de patrimoine. « Des sommes considérables changeront de mains, certes, mais il faudra prendre acte des nombreux facteurs complexes qui entrent en jeu, notamment les problématiques de la famille recomposée. Devant ces paramètres qui se conjuguent, comme professionnels, il nous incombe de mettre en œuvre les meilleurs outils de planification et de gestion du patrimoine. Il y a nécessité d’agir. »

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