Carter Li, cofondateur et PDG de SWTCH
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Véhicules électriques : pour certains audacieux, le courant passe

Les autorités fédérales font miroiter le rêve d’un parc de véhicules électriques tout neufs d’ici 2035, mais des obstacles se dressent encore.

Carter Li, cofondateur et PDG de SWTCHCarter Li, cofondateur et PDG de SWTCH (Avec l’autorisation de SWTCH Energy)

2015, précurseur, Carter Li, expert-conseil en gestion à Toronto, se voit freiné dans sa volonté de prendre le virage vert. Impatient de réduire son empreinte carbone, il a jeté son dévolu sur une voiture électrique. Propriétaire d’un appartement au centre-ville, il juge qu’il serait irréaliste d’en acheter une, car de borne de recharge dans son immeuble, nulle trace. Il propose alors au syndicat des copropriétaires d’en faire installer une, et se dit même prêt à payer de sa poche les 30 000 $ exigés. À sa grande surprise, le syndicat refuse tout net, et invoque une demande insuffisante. De fait, à peine 7 000 véhicules électriques ont trouvé preneur cette année-là au Canada, lui signale-t-on, et d’autres dossiers pressants s’annoncent pour la copropriété.

Huit années passent. La température moyenne n’a cessé de grimper depuis, et les catastrophes alarmantes qu’induisent les changements climatiques se succèdent, si bien que le virage vers la mobilité électrique devient une priorité pour les administrations publiques, les constructeurs automobiles et de nombreux consommateurs. Rappelons que le transport routier représente 20 % des émissions de GES du Canada. Pour atteindre la carboneutralité d’ici 2050, objectif ambitieux, Ottawa souhaite interdire la vente de certains véhicules à essence au plus tard en 2035. Du côté de la production, Greig Mordue, expert en construction automobile et professeur à l’Université McMaster, est catégorique : pour fabriquer des véhicules électriques, on convertira les chaînes de montage, et la volte-face se fera sans accident de parcours. L’hiver dernier, une usine de GM à Ingersoll, en Ontario, a achevé la production du premier véhicule entièrement électrique fabriqué au Canada. « Tous les cinq ans, les usines se rééquipent pour la nouvelle génération de modèles. La seule différence, c’est qu’à présent, les changements sont le fait du passage à l’alimentation électrique, qui se substitue au moteur à combustion interne. » S’il est vrai que ce tournant sans heurt ne ressuscitera pas forcément l’industrie automobile au Canada, en perte de vitesse, et ne suffira pas à rapatrier les usines délocalisées, il aura pour effet de réduire le prix moyen des véhicules électriques.

Cela dit, les obstacles restent à peu près les mêmes que ceux qui se sont dressés sur le chemin de Carter Li en 2015. Pourtant, les acquéreurs d’une voiture électrique ont droit à un cadeau de 5 000 $, gracieuseté du fédéral. En fait, début 2023, 185 160 particuliers et entreprises avaient bénéficié de largesses de ce genre. Malgré tout, à peine 7,5 % des véhicules sortis des chaînes de montage en 2022 roulaient à l’électricité. La démocratisation de la technologie serait surtout freinée par un état de fait : les infrastructures ne sont pas à la hauteur des besoins des automobilistes déjà au volant d’un véhicule électrique, sans compter ceux qui s’ajouteront. « Le gros des efforts porte sur la réduction du coût d’acquisition, mais pour le consommateur réticent, c’est le dilemme de l’œuf ou la poule », explique Carter Li. En l’absence de borne à la maison et sur la route, le consommateur renoncera à l’achat. Et les acteurs du marché, prudents, hésitent à investir dans les infrastructures. Pour l’heure, on dénombre quelque 20 000 bornes réparties dans 8 700 points de service. Or, une étude du cabinet-conseil en énergie Dunsky avance le chiffre de 900 000 bornes comme assise d’un vrai virage vert d’ici 2050. On parle d’investissements privés et publics qui frisent les 20 G$, étalés sur 30 ans. Si les bornes manquent, Ottawa ne pourra tenir son pari. Il sera impossible que dans douze ans à peine, la majorité des véhicules qui sortiront des usines soient dépourvus d’un réservoir à essence.

Un autre aléa vient compliquer l’aménagement des infrastructures. Les types de chargeurs, tout comme leur fonction, varient. Au Canada, il existe trois modes de recharge. Le chargeur de niveau 1 se branche sur une prise de courant standard de 120 V, celle qui alimente un simple grille-pain. Selon le chargeur et la capacité de la batterie, la recharge peut s’étaler sur 20 h. La borne de niveau 2, adaptée aux besoins quotidiens, se trouve dans les stationnements publics et sur les lieux de travail, mais peut aussi être installée à domicile. Il suffit de 7 h pour parvenir à l’autonomie complète, un net progrès. Enfin, on arrive au niveau 3, la borne de recharge rapide en courant continu (BRCC), celle des stations en bordure d’autoroute qui permet de récupérer 80 % de l’autonomie en 30 à 45 minutes, et convient donc aux longs parcours. Si la plupart des chargeurs publics sont de niveau 2, on compte aussi plus de 1 300 BRCC au Canada. À terme, évidemment, il faudra que ces bornes rapides se multiplient. On le sait, l’installation de telles infrastructures nécessite une spécialisation, un savoir-faire et des capitaux. Qui plus est, le potentiel d’expansion et d’économie d’échelle reste faible.

Une femme travaille sur une chaine de montageL’usine GM à Ingersoll (Ont.) a récemment été convertie à la fabrication de véhicules électriques. (James Cooper)

Malgré ces obstacles, d’intrépides précurseurs font leur entrée dans le marché pour bâtir de nouvelles plateformes d’électrification. Le plus grand nom sur la scène nationale? La québécoise FLO, qui exploite un réseau de 80 000 bornes de niveaux 2 et 3, surtout dans des lieux publics en Amérique du Nord. Une innovatrice fondée en 2009, qui conçoit, fabrique et gère ses bornes, en vue d’accélérer le virage électrique aux quatre coins du pays. « Les conducteurs hésitent à parcourir de longues distances et à emprunter les autoroutes interprovinciales, et on les comprend. Ils veulent être rassurés, avoir la certitude de trouver des bornes en chemin », explique Frédérique Bouchard, gestionnaire des affaires publiques de FLO. « On investit dans les infrastructures de recharge pour alléger l’angoisse de la panne et convaincre le consommateur de choisir la mobilité électrique. » Mois après mois, le réseau de FLO réalise un million de recharges, au bas mot. Néanmoins, il faut dire que certaines bornes de recharge du réseau public sont mal entretenues. La panne de courant reste une crainte. « Installer une borne, c’est faire une promesse aux propriétaires d’une voiture électrique, poursuit Frédérique Bouchard. Pour l’honorer, FLO déploie, surveille, entretient et répare sans délai ses bornes. Un réseau d’envergure se fonde sur des assises solides, et non sur des bornes flageolantes. »

Pendant que FLO transforme le monde des bornes publiques, d’autres entreprises s’intéressent aux installations privées, domaine largement négligé. Le quart des propriétaires sont dans l’incapacité de se brancher à domicile, et tant d’autres n’ont guère accès aux bornes publiques. « Certes, on doit s’attaquer au problème des bornes publiques haute vitesse pour les longs trajets, mais l’utilisateur moyen ne s’en sert que trois fois par an », estime Carter Li, le Torontois qui n’a pas réussi à convaincre son syndicat de copropriétaires d’installer des bornes. « La plupart du temps, le véritable problème, c’est de devoir aller se brancher ailleurs. » Pour sortir de l’impasse, il a résolu de quitter son emploi en 2016 et de cofonder SWTCH Energy, qui propose des modalités de chargement simplifiées aux locataires et copropriétaires, c’est-à-dire le tiers des Canadiens, en multilogement. « La plupart des conducteurs d’un véhicule à essence font le parallèle entre la recharge et le plein, fait-il valoir. Autrement dit, on se rend à destination, on recharge son véhicule, puis on retourne chez soi. Mais la réalité rappelle davantage celle du téléphone intelligent. Comme c’est à la maison qu’a lieu 80 % de la recharge, surtout la nuit, il paraît logique de renforcer les infrastructures résidentielles. »

Un lecteur de carte FLOUn lecteur de carte FLO (Avec l’autorisation de FLO)

Un renforcement essentiel, quand on sait que les bornes privées seront dix fois plus nombreuses que les bornes publiques dans 30 ans. SWTCH se spécialise dans les immeubles multilogements, plus difficiles à équiper que les unifamiliales, les lieux étant partagés. « Quand on a une entrée, un garage, on peut s’offrir un chargeur pour quelques centaines de dollars sur Amazon, explique Carter Li. En revanche, en appartement, il y a un stationnement partagé, des espaces réservés, peu de place. Comment surmonter ces difficultés? » En pareil cas, il n’est pas facile d’assumer les coûts ou d’amener les responsables à équiper les lieux. C’est pourquoi SWTCH travaille en amont, en collaboration avec des promoteurs immobiliers et des entreprises de gestion immobilière, pour trouver des moyens rentables d’ajouter des bornes aux installations. Au Canada, la majorité des immeubles résidentiels multilogements ont été construits il y a plus de 30 ans. Le problème de la recharge n’existait pas à l’époque. Afin de faciliter le financement, SWTCH propose un modèle de recharge-service aux propriétaires d’immeuble, par mensualités. Pour alléger le fardeau des travaux d’infrastructure, l’entreprise collabore avec les exploitants de réseaux électriques, en vue d’assurer l’intégration des bornes aux installations des immeubles. Ainsi, SWTCH pilote des projets avec BC Hydro pour optimiser l’installation dans les immeubles résidentiels et les tours de bureaux. De l’avis de son cofondateur, une concertation de cette nature avec les services publics sera capitale pour en arriver à une recharge fluide, dans un contexte où les réseaux électriques, fortement sollicités, nécessiteront vraisemblablement des investissements dans l’avenir.

Carter Li espère que la collaboration de SWTCH et d’autres acteurs du milieu, appuyée par les fonds débloqués au fédéral, va créer un cercle vertueux qui lèvera les obstacles à l’adoption. Tous, particuliers et entreprises, copropriétaires, propriétaires et locataires, y gagneront au change. « Des groupes immobiliers qui nous ont fait installer des chargeurs en 2020 et en 2021 nous reviennent déjà pour d’autres mandats », se réjouit-il. Frédérique Bouchard, de FLO, assure quant à elle que les retombées d’une installation, des bornes publiques en cœur de ville aux bornes haute vitesse en région, vont au-delà des avantages immédiats qu’en tirent les automobilistes. « La présence des bornes fait aussi valoir le choix électrique. Les propriétaires d’une voiture à essence s’imaginent alors brancher un futur véhicule électrique à proximité. La décision d’achat passe notamment par la certitude que la recharge se fera en toute commodité. »

FLO, SWTCH et leurs concurrentes se heurtent toutes au même écueil. Lequel? Le coût d’adoption, pour les consommateurs et les entreprises. « Le déploiement accéléré d’un réseau public fiable et omniprésent demeure l’une des meilleures passerelles de démocratisation », ajoute Frédérique Bouchard. Cela dit, comme l’ont découvert Carter Li et d’innombrables autres tenants de l’électrification, il peut être difficile d’amener le secteur privé à prendre de l’avance sur la demande. Retard à l’allumage, donc.

C’est pourquoi Ottawa a décidé d’injecter 1,2 G$ dans des projets menés entre autres par FLO, SWTCH et la torontoise Peak Power, afin de déployer environ 84 500 bornes d’ici 2027. C’est ainsi qu’a été créé le Programme d’infrastructure pour les véhicules à émission zéro (PIVEZ), prolongé jusqu’en 2025 par une nouvelle enveloppe de 1,7 G$, dévoilée l’hiver dernier par le ministre des Transports. En janvier, dans le cadre d’une tournée qui l’a amené dans les installations d’une minière à Saskatoon et d’un constructeur de véhicules électriques à Windsor, Justin Trudeau est lui aussi allé encourager FLO, à Shawinigan.

« On progresse, mais il faut appuyer sur l’accélérateur, soutient Carter Li. Les investissements du fédéral ne suffiront pas pour nous conduire à la carboneutralité souhaitée. Les provinces doivent s’y mettre. » Frédérique Bouchard est du même avis : « Certaines se classent bien mieux que d’autres. » Carter Li cite les mesures prises par la Colombie-Britannique et le Québec pour favoriser l’adoption, tandis que l’Ontario, loin d’avoir instauré un véritable programme, a plutôt ralenti la cadence ces dernières années.

L’insuffisance du soutien à l’électrification se manifeste aussi sur le plan réglementaire. Par exemple, de nombreuses municipalités exigent dorénavant que des bornes soient mises à la disposition des locataires et des propriétaires tant dans les copropriétés que dans les maisons en rangée. Cependant, les écarts interprovinciaux sont marqués, puisqu’aucune métropole albertaine, saskatchewanaise ou manitobaine n’a formulé d’indications en ce sens. À ce problème s’ajoute le fait que les codes du bâtiment restent muets sur les exigences d’installation de bornes de recharge. Une lacune à combler, répond Carter Li, qui considère que les propriétaires doivent investir en amont, d’autant que les répercussions des changements climatiques, qui s’aggraveront dans les prochaines décennies, feront des installations en question des atouts maîtres.

Carter Li comprend mieux les réticences que suscitait sa demande chez les copropriétaires de son immeuble, qu’il a quitté depuis. « Personne ne veut jouer les cobayes. En 2015, le syndicat des copropriétaires ne voyait pas l’installation comme une nécessité, mais, petit à petit, les points de vue changent. Il se pourrait fort bien que l’immeuble soit aujourd’hui pourvu de bornes. »

Et de s’enthousiasmer devant l’évolution observée dans le domaine, depuis qu’il y a fait son entrée, en 2016. Néanmoins, Carter Li envisage l’avenir avec un optimisme prudent. Alors, dans une trentaine d’années, les cibles fédérales de véhicules à émission zéro seront-elles atteintes? « L’État doit bonifier les mesures incitatives pour faire progresser l’électrification et briser le cercle vicieux de l’œuf et la poule. Certains facteurs socioéconomiques ont favorisé tout naturellement l’essor de technologies comme le cellulaire ou l’ordinateur portable. Mais nous n’en sommes pas là du côté des infrastructures de recharge. Si les incitatifs demeurent encore quelques années, la demande suivra. » Et le courant passera.

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