Couverture de Pyramid of Lies
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Un journaliste intrépide, fort de son bagage en comptabilité, lève le voile sur un scandale retentissant

Hier comptable, aujourd’hui journaliste d’enquête, Duncan Mavin s’est attaqué à un montage complexe au Royaume-Uni.

Couverture de Pyramid of LiesDuncan Mavin a dû faire face à de l’intimidation lorsqu’il enquêtait sur Lex Greensill et son entreprise, Greensill Capital. (Photo fournie)

Le journalisme d’enquête, s’il porte sur des opérations financières complexes, suppose de la persévérance, et la capacité de trouver, d’analyser et d’exposer des faits pointus, dans un dédale de complications. Ces qualités, Duncan Mavin, chroniqueur au Washington Post, les a utilisées pour mettre en lumière une vaste fraude au Royaume-Uni. L’ancien comptable agréé, qui a d’ailleurs travaillé au Canada en début de carrière, décrit sa quête dans The Pyramid of Lies: Lex Greensill and the Billion Dollar Scandal, publié chez Pan Macmillan.

L’ouvrage retrace l’ascension fulgurante et la chute spectaculaire de Lex Greensill, un banquier australien dont le modèle d’entreprise reposait sur le financement de la chaîne d’approvisionnement : l’organisation intervenait sur le décalage entre les fournisseurs, qui souhaitaient être payés au plus vite, et les acquéreurs, qui préféreraient attendre le plus possible avant d’acquitter leurs factures. Ainsi, Greensill Capital accordait des prêts à escompte aux fournisseurs, puis recouvrait la totalité des sommes auprès des acquéreurs.

Mais Greensill a adopté des pratiques douteuses : investissements malavisés (y compris des prêts à des entreprises insolvables), opérations avec lien de dépendance dans un enchevêtrement d’entités liées, vente de prêts regroupés présentés à tort comme étant peu risqués… Greensill n’a pas, non plus, réussi à faire affaire avec un assureur d’envergure ni avec un grand cabinet d’audit. En outre, ses activités ne semblaient relever d’aucun organisme de réglementation national qui aurait pu exercer la surveillance voulue.

Ces facteurs, combinés à d’autres éléments, ont eu raison de l’entreprise, dont la faillite a eu de lourdes répercussions à l’échelle internationale et a entraîné des pertes qui se chiffrent en milliards.

Duncan Mavin a récemment rencontré CPA Canada pour discuter de son ouvrage et de l’enquête qu’il a menée pour l’écrire.

CPA CANADA : Vous êtes journaliste d’enquête. Quels aspects du scandale Greensill Capital vous ont amené à suivre ce dossier pendant des années?
DUNCAN MAVIN (DM) : C’est arrivé dans le contexte d’un scandale où avait trempé une société de gestion d’actifs, GAM, qui avait des investissements douteux. L’entreprise a dû liquider un fonds de plusieurs milliards de dollars. Une source m’a signalé que tous les investissements en cause remontaient à Greensill Capital.

Dès que je me suis penché sur Greensill et son fondateur, Lex Greensill, j’ai senti qu’il y avait anguille sous roche. L’homme dégageait quelque chose d’étrange, et les avis à son sujet étaient partagés. Adulé par certains, il était qualifié de bombe à retardement par d’autres, qui recommandaient de l’éviter. De quoi me mettre la puce à l’oreille!

J’ai donc commencé à creuser la question et à écrire, ce qui m’a amené à aller plus loin.

Duncan MavinComptable agréé au Royaume-Uni, Duncan Mavin a travaillé au Canada avant de devenir journaliste au Washington Post. (Photo fournie)

CPA CANADA : Quels défis avez-vous dû relever pour mettre en lumière un scandale de cette envergure, qui faisait intervenir tant d’acteurs et d’entités?
DM : Une telle escroquerie, qui comporte une multitude d’entités apparentées et de structures à l’étranger, est complexe à dessein, et s’avère donc plus difficile à percer à jour. Rien n’est transparent. On veut dissuader tout examen.

Et après avoir pris de l’ampleur, l’entreprise a de grands moyens : elle peut se payer les services des avocats et des relationnistes les plus redoutés, qui s’attaqueront sans hésiter aux journalistes. C’est ce qui m’est arrivé. J’ai été exposé à une pluie de messages malveillants, envoyés notamment à mon patron. On m’y reprochait un prétendu manque de professionnalisme et de rigueur, et on m’y prêtait de mauvaises intentions. Il est d’ailleurs particulièrement frustrant de savoir qu’ils ont pu répandre de telles faussetés impunément.

Évidemment, il est pénible pour un journaliste d’avoir à subir une telle campagne d’intimidation.

Dans mon cas, les attaques ont atteint de véritables sommets. Je suis presque certain que des malfaiteurs ont cambriolé ma voiture, qu’on a mis quelqu’un à mes trousses et qu’on a tenté de pirater mon ordinateur portable et mon téléphone. Difficile de rester serein, évidemment.

CPA CANADA : Comment Lex Greensill a-t-il réussi à tromper tant de personnalités dans les hautes sphères des finances et de l’appareil gouvernemental? Vos conversations avec lui vous ont-elles éclairé?
DM : Lex Greensill ne manque pas d’aplomb, ce qui suffit pour persuader certains.

Il offrait aussi des sommes colossales aux recrues, aux investisseurs, aux membres du conseil d’administration et à d’autres partenaires. Même les plus dubitatifs de ses collaborateurs estimaient que même si, au pire, l’homme ne tenait que le dixième de ses promesses, leurs poches seraient fort bien garnies.

De mon côté, je n’en croyais rien. Lex Greensill ne m’a jamais semblé sincère. Il avait toujours l’air de vouloir me subjuguer, ce qui est nécessairement suspect aux yeux d’un journaliste.

CPA CANADA : Dans votre analyse, vous expliquez que Greensill Capital a effectué des opérations qui, à première vue, n’avaient rien de justifié. Par exemple, la couverture d’assurance de nombreuses opérations de financement de la chaîne logistique était limitée.
DM : Vous mettez le doigt sur un élément clé, qui a probablement entraîné la chute de Greensill. Certains prêts destinés au financement de la chaîne d’approvisionnement étaient couverts par une assurance-crédit, pour obtenir une cote de crédit avantageuse et dégager des liquidités à investir.

Mais, au fil des ans, les doutes que suscitaient les prêts de Greensill ont mis sa relation avec de grands assureurs à l’épreuve. Greensill est donc devenue dépendante d’un petit assureur australien, The Bond & Credit Co. La couverture obtenue se chiffrait en milliards.

Puis, un grand assureur japonais a racheté cet assureur australien et, dubitatif, a décidé qu’il ne souhaitait plus faire affaire avec Greensill. Évidemment, la valeur des avoirs de Greensill s’est effondrée.

CPA CANADA : Quels autres signaux d’alarme ont été passés sous silence? Qui devrait intervenir pour épingler les fraudeurs qui montent des affaires de cette ampleur?
DM : Il y a eu bien des signaux d’alarme.

D’abord, même si Greensill était devenue une multinationale présente aux quatre coins de la planète et même si elle négociait des prêts de milliards de dollars, elle n’a jamais réussi à convaincre un grand auditeur d’examiner ses comptes.

Ensuite, l’analyse des opérations menées par Credit Suisse, qui avait fourni des liquidités à l’appui des prêts de Greensill pour financer la chaîne d’approvisionnement, a fourni une foule de renseignements. Il n’a donc pas été difficile de fouiller du côté des emprunteurs. On a constaté que des centaines de millions de dollars avaient été prêtés à des sociétés apparentées à Greensill ou à ses hauts dirigeants, voire que les fonds étaient siphonnés par des entités fictives, au chiffre d’affaires nul, sans capacité de rembourser. Il suffisait de faire quelques recherches pour s’en rendre compte.

Je crois que le bât blesse du côté des organismes de réglementation. Greensill se tenait dans une sorte de zone grise réglementaire. La société mère était enregistrée en Australie, les activités principales avaient lieu au Royaume-Uni, les fonds, eux, se trouvaient surtout au Liechtenstein et au Luxembourg, gérés par Credit Suisse, l’entreprise possédait une banque en Allemagne…

Des sommes colossales passaient ainsi d’un pays à l’autre, et je pense qu’aucun organisme de réglementation ne s’est senti responsable de Greensill.

CPA CANADA : En principe, il existe des contrôles et des barrières pour prévenir ce genre de scandale. Combien de contrôles ont dû être écartés pour en arriver à une telle débâcle?
DM : Quand un financier comme Lex Greensill promet, avec une assurance insolente, des milliards de dollars aux uns et aux autres, on a tendance à fermer les yeux. L’appât du gain, les sommes qu’on nous fait miroiter, il y a de quoi rendre moins sceptique.

Greensill a également gagné en crédibilité grâce à l’appui d’investisseurs de taille, comme le SoftBank Vision Fund. L’entité a aussi embauché l’ancien premier ministre britannique, David Cameron, à titre d’agent, pour nouer des liens privilégiés avec des élus et des fonctionnaires, et avec des acteurs du milieu des affaires. La présence de ce personnage éminent, gage de visibilité, inspirait confiance. Les sceptiques avaient beau crier gare, la machine s’était emballée.

CPA CANADA : Vous expliquez que, paradoxalement, certaines réformes adoptées après la crise de 2008 ont permis à des entités comme Greensill Capital de sévir dans l’ombre. Pourriez-vous nous en dire plus?
DM : En fait, quelques volets de la réglementation post-crise financière ont rendu certaines activités moins rentables pour les banques. Ainsi, au lieu d’être offert par les banques, fortement réglementées, le financement de la chaîne d’approvisionnement était pris en charge par une nouvelle entité qui échappait, pour l’essentiel, à la réglementation.

Un autre facteur a joué dans l’essor de Greensill : après la crise, pendant une dizaine d’années, les taux d’intérêt étaient dérisoires. Dans un tel contexte, les investisseurs sont parfois déterminés à obtenir un rendement à peine supérieur, quitte à prendre davantage de risques. Ces circonstances ont joué en faveur de Greensill Capital, qui promettait des investissements sûrs, alors qu’en réalité, elle offrait des prêts à haut risque.

CPA CANADA : Afin de décrypter le scandale Greensill, il fallait éplucher une myriade de détails techniques et de faits pointus, pour tenter de rétablir la chronologie. Votre formation de comptable agréé vous a donc été utile, n’est-ce pas?
DM : Oui. Je comprenais bien les chiffres et j’étais en mesure d’analyser les comptes des entreprises, et de me demander : où ce prêt devrait-il être classé? Ces données ont-elles du sens? Les entreprises et structures complexes ne me faisaient pas peur.

Grâce à mon bagage, je pouvais aussi poser des questions pertinentes. Étant donné que mes interlocuteurs voyaient que je maîtrisais le sujet, ils me donnaient de meilleures réponses.

J’ai donc pu participer à la mise en lumière de ce scandale politique et financier, qui a fait grand bruit.

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