« Les CPA doivent être attentifs à tout élément inhabituel »
CPA de renommée mondiale, José Hernandez s’est penché sur certains des plus importants dossiers de fraude, de corruption et de blanchiment d’argent connus. (Photo : Ortus Strategies)
Depuis plus de 20 ans, José Hernandez, CPA, met à profit sa grande expertise en lutte contre la corruption, en inconduite des entreprises et en leadership éthique pour s’attaquer à certains des plus grands cas de fraude et de blanchiment connus. Il est depuis 2016 PDG d’Ortus Strategies, un cabinet-conseil qui aide les entreprises à revoir leurs programmes de déontologie et de conformité. Il a notamment collaboré à des initiatives gouvernementales de collecte de renseignements et d’élaboration de nouvelles politiques, comme la Commission d’enquête sur le blanchiment d’argent en Colombie-Britannique (Commission Cullen).
Dans cet article, José Hernandez explique quels sont les facteurs mondiaux qui empêchent de suivre facilement la « trace de l’argent » dans les cas de corruption ou de blanchiment d’argent et précise ce que les CPA peuvent faire dans ce contexte.
CPA CANADA : Dans un balado de CPA Canada mis en ligne récemment, vous mentionnez que le recours à des tiers est un des plus grands défis de la lutte contre le blanchiment d’argent de nos jours. Pourriez-vous nous en dire plus là-dessus?
José Hernandez (JH) : Les statistiques montrent que, dans les trois quarts des cas de corruption ou de détournement de fonds à des fins illicites, ce sont des tiers qui s’occupent des transactions.
Comme comptables, nous avons l’habitude d’examiner les transactions facturées entre une entité et son client ou fournisseur, des transactions où il n’y a qu’un degré de séparation. Mais supposons que je fasse un paiement de 100 $ à une société étrangère en lui disant de prendre 20 $ de cette somme et de les envoyer à un haut fonctionnaire. Dans ce cas, il n’apparaîtra dans les livres et registres qu’une facture de 100 $ pour l’obtention de biens ou de services, qu’ils aient ou non été réellement vendus ou rendus.
Donc, en matière de corruption et de blanchiment d’argent, un comptable minutieux qui voit ce paiement de 100 $ doit se demander si une partie du montant aurait pu être détournée. Les organisations doivent s’assurer que leur personnel n’emploie pas de tiers intermédiaires pour décrocher des contrats en détournant une partie des fonds vers des bénéficiaires cachés.
CPA CANADA : Que peuvent faire les comptables dans de tels cas?
JH : Nous, les comptables, devons exercer notre jugement professionnel et être attentifs aux signaux d’alarme, c’est-à-dire à tout élément inhabituel. Des exemples? Le fait qu’un tiers soit domicilié dans un paradis fiscal ou un territoire à faible transparence, ou encore que quelques transactions ponctuelles pour un tiers soient soudain suivies d’activités allant chercher dans les 100 millions.
Avant d’accepter de nouveaux clients ou de faire affaire avec des fournisseurs ou des partenaires, faites des recherches pour savoir qui ils sont. Et refaites soigneusement ces vérifications lorsqu’un tiers change de propriétaire ou qu’il se produit un changement de direction. Il y a abondance de pratiques exemplaires pour encadrer la question de l’approvisionnement.
CPA CANADA : Comme nous dépendons maintenant de chaînes d’approvisionnement mondiales, des situations comme la pandémie peuvent perturber le système dans son ensemble. Malgré ce contexte fragile, l’approvisionnement doit se poursuivre. Le risque de blanchiment d’argent est-il accru dans ce cas?
JH : Entre autres conséquences, la pandémie a causé des blocages dans les chaînes logistiques. Il y a deux ans, nous avions besoin de masques de toute urgence, et nous étions prêts à faire affaire avec pratiquement n’importe qui pour en obtenir.
Cette pression pour trouver de nouveaux partenaires complique très certainement les choses puisque la relation avec eux est toute neuve. Comme plusieurs tiers font volontiers appel à des intermédiaires pour opacifier leurs transactions, l’ensemble devient vite très complexe, et les criminels l’exploitent à leur avantage.
CPA CANADA : Quel est le plus grand défi que pose la situation en Ukraine, notamment à cause des sanctions?
JH : L’Ukraine est un cas vraiment très complexe. D’abord, la pénurie de denrées et de sources d’énergie cause une inflation monstre et perturbe sérieusement les cibles d’émission.
L’Allemagne s’est tournée vers le charbon pour produire son électricité, et aux Pays-Bas, où je vis, des agriculteurs font la grève : ils demandent pourquoi ils devraient réduire leurs émissions. D’un point de vue commercial, ça crée une sorte de révolution économique et sociale.
Pour ce qui est des sanctions, si vous parlez russe, que vous êtes de nationalité russe ou que vous avez des relations avec la Russie, il devient très difficile pour quiconque de faire affaire avec vous à l’heure actuelle, surtout en Europe et en Amérique du Nord.
Comme organisation, il y a trois choses à garder à l’esprit dans l’immédiat. D’abord, il faut connaître les milliers de noms figurant sur les listes de sanctions. Ensuite, il faut savoir où il est permis ou non d’exporter certains biens et technologies. Enfin, il faut prendre conscience des grandes tendances convergentes qui rendent les gens nerveux : l’inflation, les changements climatiques et les pénuries de toutes sortes.
CPA CANADA : Les tentatives pour contourner les sanctions sont-elles monnaie courante?
JH : Oui. En outre, certains pays comme les Émirats arabes unis, l’Inde et l’Iran ne portent pas le même regard sur ces sanctions.
Cela dit, les pays occidentaux sont à l’unisson comme jamais. Au cours des prochaines années, les entités ayant fait affaire, intentionnellement ou non, avec des parties visées par les sanctions feront vraisemblablement l’objet de poursuites. Étant donné les lourds enjeux de la guerre en Ukraine et les autres facteurs à considérer, ces questions sont, à l’heure actuelle, particulièrement délicates.
CPA CANADA : Le rapport Cullen comporte un chapitre entier (ch. 38) sur le blanchiment d’argent par voies commerciales. Quels en sont, d’après vous, les grands points à retenir?
JH : Le rapport Cullen explique très bien comment le blanchiment d’argent par voies commerciales adopte parfois des formes simplissimes, par exemple des produits de base faciles à vendre et à acheter ou des méthodes comme la surfacturation. C’est un bon guide pour comprendre qui pratique ce type de blanchiment d’argent ainsi que les signes à surveiller. C’est pourquoi il vaut vraiment la peine, selon moi, de lire le chapitre 38, car les facteurs de risque y sont très clairement expliqués. Comme comptables, nous devons peut-être revoir notre façon de concevoir les risques en contexte de blanchiment d’argent puisque cet enjeu prend de l’importance.
Cela dit, notre rôle dans la lutte contre le blanchiment d’argent commence par des gestes qui sont déjà au centre de notre éthique professionnelle et de notre formation : bien connaître l’entreprise, détecter les éléments inusités, ne pas se contenter de la simple existence d’une facture ou d’un contrat pour justifier un paiement. Et dans le doute, nous demandons l’avis d’un expert. C’est ce qu’on nous a enseigné à faire : examiner un dossier et consigner notre évaluation de la situation. Et si nous faisons preuve de diligence et prenons des mesures raisonnables pour obtenir des réponses, même si celles-ci se révèlent mensongères par la suite, nous saurons que nous avons agi en toute bonne foi, de manière rigoureuse et professionnelle.
MIEUX COMPRENDRE LA LUTTE CONTRE LE BLANCHIMENT D’ARGENT
Pour en savoir plus sur le rôle des CPA dans la lutte contre la corruption et le blanchiment d’argent, écoutez ce balado de CPA Canada. Révisez les règles de lutte contre le blanchiment d’argent en profitant de la myriade de ressources que nous vous proposons. Et inscrivez-vous au congrès L’UNIQUE : José Hernandez sera l’un des conférenciers.
Informez-vous aussi des répercussions du rapport Cullen et du rôle des CPA comme première ligne de défense contre la désinformation à l’ère des fausses nouvelles. Enfin, mettez votre organisation à l’abri des scandales grâce à ce cadre reconnu à l’échelle mondiale.