L’accès Internet à la grandeur du pays pourrait bien être la clé de l’avenir économique
87,4 % des Canadiens ont accès à la haute vitesse (98,6 % dans les centres urbains), un chiffre qui chute à 45,6 % en région rurale, et à 34,8 % dans les réserves des Premières Nations. (Avec l’autorisation de Tamaani)
Nous sommes à Swan River, au cœur du Manitoba, où le réseau MNP a établi un de ses bureaux. Brenna Minish-Kichuk, CPA, associée du cabinet, s’entretient avec un client qui vit à une centaine de kilomètres, dans une réserve des Premières Nations. Il s’agit, en cette fin d’exercice, de passer en revue tout un lot de documents. Accoutumée aux aléas d’une connexion par satellite chancelante, Brenna Minish-Kichuk s’arme de patience. La municipalité, à cinq heures de route au nord-ouest de Winnipeg, près de la frontière avec la Saskatchewan, compte à peine 3 800 habitants, mais en dessert 10 000 alentour. Un vaste territoire, parsemé d’exploitations agricoles et de réserves.
Exercer dans une petite ville auprès d’une clientèle diversifiée, c’est traiter toute une gamme de dossiers. « Je joue un peu le rôle du médecin de campagne, ce qui me plaît. L’ambiance est décontractée, pour mieux accueillir nos clients. On faisait du présentiel sans le savoir, on échangeait souvent avec eux sur place. »
La pandémie a tout changé, et il faut dorénavant composer avec les défaillances d’un monde virtuel. Brenna Minish-Kichuk se débrouille à distance comme elle peut, en attendant que le client voie s’afficher les fichiers, qu’il entende ses questions, qu’il lui réponde. « C’était de peine et de misère, mais on y est arrivé. »
Un accès rapide et fiable à Internet manque encore dans la plupart des zones rurales et éloignées du Canada, et Swan River ne fait pas exception. Il y a deux ans, le fournisseur WestMan a installé quelques câbles à fibre optique, pour offrir une connexion haute vitesse stable, mais le rayon de couverture aux alentours, lui, n’est pas bien large. Seuls quelques privilégiés y ont droit.
En décembre 2016, six mois après la reconnaissance par l’Assemblée générale des Nations Unies de l’accès à Internet comme droit fondamental, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) déclare que la connectivité à large bande constitue un service de base. Ottawa promet l’Internet haut débit à 98 % de la population d’ici 2026, et à 100 % d’ici 2030. Par « haut débit », on entend des vitesses d’au moins 50 Mb/s de téléchargement et 10 Mb/s de téléversement (mégabits par seconde).
Selon le CRTC, 87,4 % des Canadiens ont accès à la haute vitesse. Dans les centres urbains, ce chiffre monte à 98,6 %, mais chute à 45,6 % en région rurale, et à 34,8 % dans les réserves des Premières Nations.
Si le clivage ville-campagne a toujours existé, il est aujourd’hui numérique, séparant les privilégiés qui bénéficient d’un accès Internet fiable des millions de laissés pour compte qui en sont privés.
Chaque province est unique : ce qui convient en Alberta ne convient pas en Nouvelle-Écosse.
« La leçon à retenir, c’est que le statu quo a échoué. » Professeure à l’Université de Guelph, Helen Hambly dirige le Regional and Rural Broadband Project, qui porte sur les grands travaux d’infrastructure réalisés par les géants des télécommunications et sur les projets financés par le secteur public, sans oublier l’activité des nombreux fournisseurs locaux.
L’évolution de l’économie mondiale passe par la large bande. Les innovations, notamment l’infonuagique, transforment les modes de fonctionnement, et l’industrie 4.0 tout entière roule sur les réseaux de cinquième génération (5G). Les Canadiens en sont venus à dépendre du haut débit pour les services essentiels et comme moyen de communication. Son absence crée des disparités socioéconomiques et freine la croissance.
Des milliards de dollars en programmes provinciaux et fédéraux ont ainsi pour but de combler le fossé numérique. « Le secteur des télécommunications n’en est plus un parmi d’autres, mais forme à lui seul le soubassement de l’économie », signale la spécialiste.
Bouclier canadien
Pour le CPA John Simcoe, leader national, Médias et télécommunications, associé, Audit et certification, à PwC, « la connectivité prime, plus que jamais. La pandémie a rendu nécessaire le renforcement des capacités numériques, ici comme partout ailleurs ». Selon une étude menée par le cabinet, au Canada, le taux d’utilisation d’Internet a grimpé de 48 % dès le premier confinement de mars 2020, par rapport à 2019.
Outre l’affluence sur YouTube et Facebook, en tête du palmarès, la fréquentation des plateformes en ligne se généralise. Selon un sondage de 2021 réalisé par l’Autorité canadienne pour les enregistrements Internet (Canadian Internet Registration Authority – CIRA), on communique en ligne surtout avec les banques (en première position, à 68 %) et les administrations publiques. Nouveauté à retenir, 28 % des consultations médicales se sont déroulées en ligne, contre 17 % l’année précédente.
Plus nous dépendons du numérique, plus une connectivité fiable et abordable pour tous s’impose. Certes, mais la chose n’est pas simple.
La situation se complexifie, compte tenu des particularités régionales, rappelle Helen Hambly. « Ce qui marche pour le Sud de l’Ontario ne marche pas pour le Nord; ce qui convient en Alberta ne convient pas en Nouvelle-Écosse. »
Si trois grands joueurs (Rogers, Telus et Bell) dominent le paysage, de plus petites pointures ont trouvé un créneau dans les marchés ruraux et éloignés mal desservis. Tel est le cas du Kuh-Ke-Nah Network (alias K-Net), établi et exploité à Sioux Lookout (dans le Nord-Ouest de l’Ontario) par les Premières Nations depuis 1994. Simple plateforme d’échange pour les élèves du secondaire, au départ, le réseau dessert maintenant une centaine de communautés des Premières Nations. « L’entreprise appartient à la collectivité, elle réinvestit dans le réseau, et les usagers sont formés à l’entretien de l’équipement, fait valoir Helen Ambly. Un modèle neuf, taillé sur mesure. »
Outre K-Net, environ 250 fournisseurs se partagent quelque 400 000 clients en milieu rural. « Avec un service de qualité, parfois même à fibres optiques, l’offre est concurrentielle, mais demeure localisée. »
La pose du câblage coûte cher, « plus qu’ailleurs », précise John Simcoe. La topographie, déjà, pose problème. Le climat aussi. Il y a du roc précambrien à creuser, des tours à ériger en terrain accidenté, des hivers rigoureux à braver.
La COVID a mis en relief les limites du système, surtout quand l’enseignement et les consultations médicales devaient se faire en ligne.
Vu les difficultés logistiques que présente l’installation d’un réseau sans fil, l’accès par satellite est privilégié en région rurale et éloignée. Cela dit, dès que la concentration d’utilisateurs monte, la qualité du signal faiblit, si bien que la connexion par satellite est écartée en zone urbaine, où on procède plutôt à des mises à niveau d’infrastructures. Les nouveaux réseaux 5G promettent d’accueillir un million d’usagers dans un rayon d’un kilomètre, pratiquement sans décalage. Mais leur installation est compliquée, surtout en région éloignée, où le satellite reste la meilleure solution. En août dernier, le fédéral a investi 1,44 G$ dans Telesat, qui développe une technologie satellitaire à haut débit, et d’autres fournisseurs de services par satellite de première génération, comme Xplornet, se sont positionnés sur le marché rural.
En 2021, Starlink, fournisseur de services haute vitesse par satellite lancé par Elon Musk, le créateur de Tesla, a fait son apparition au Canada. Starlink est au cœur d’une stratégie planétaire de connectivité à haut débit, à faible latence (les pages s’affichent sans délai).
« Starlink est sur toutes les lèvres », note Brenna Minish-Kichuk, qui précise que les abonnements sont déjà pris, quelques mois avant le lancement. Mais les droits d’activation se chiffrent à 700 $, au bas mot, qui s’ajouteront aux mensualités de 75 à 120 $ que les habitants de Swan River déboursent pour leur accès Internet. Aussi bien le dire, le service sera inabordable pour les particuliers.
Solution utile, alors? Selon Helen Hambly, il est trop tôt pour se prononcer, et il faudra patienter deux ans encore pour savoir si Starlink a tenu promesse.
Financement public
« Le virage numérique s’accélère, et la connectivité à large bande s’avère vitale, estime John Simcoe. Les gouvernements l’ont compris. »
Dès novembre 2020, en réaction aux contraintes de la pandémie, le fédéral a rehaussé d’environ 75 % son financement du Fonds pour la large bande universelle d’Innovation, Sciences et Développement économique Canada (ISDE) pour y verser 2,75 G$. S’ajoute l’apport du Fonds pour la large bande du CRTC, entité distincte, quoique de même nom (750 M$ en cinq ans), complété par divers fonds provinciaux. Un afflux d’investissements, donc, débloqués pour tenter de combler le fossé numérique.
Pour Helen Hambly, ce sont « les aides publiques qui changent la donne en milieu rural », dans la mesure où les fournisseurs qui desservent les résidants touchent les appuis nécessaires à des mises à niveau d’envergure. Par exemple, au Nunavik, dans le Nord du Québec, l’Administration régionale Kativik et le principal fournisseur Internet, Tamaani, nourrissaient depuis longtemps un ambitieux projet : installer la fibre optique pour les communautés majoritairement inuites de ce majestueux territoire.
En mars dernier, Tamaani a reçu du CRTC 53 M$ pour le câblage sous-marin de la fibre optique, qui assurera l’accès haut débit à plusieurs localités de Chisasibi, dans la région de la baie James, à 530 km au nord de Puvirnituq. Un renfort qui conjuguera rapidité et fiabilité, et viendra délester le réseau satellite du Nunavik qui, en 2020, au pic de la pandémie, était à bout de forces.
« Partout ici, la bande passante est alimentée par satellite. La COVID a mis en relief les limites du système, surtout quand l’enseignement et les consultations médicales devaient se faire en ligne », explique Sarah Rogers, qui a signé des articles sur les télécommunications dans le Nunatsiaq News. « Certains ont été privés de service durant des semaines d’affilée. »
« Nous constatons chaque jour la malheureuse réalité et les défis auxquels sont confrontées les collectivités mal desservies », déclarait Ian Scott, président et premier dirigeant du CRTC. « Il est très important de combler le fossé numérique pour permettre à tous les Canadiens de participer pleinement à l’économie numérique. »
Industrie 4.0
À l’aube d’une quatrième révolution industrielle, la haute vitesse deviendra l’atout maître de la croissance.
Devant l’émergence de l’industrie 4.0, véritable lame de fond qui fait reposer l’essor économique sur la connectivité de réseau, voilà que naît un sentiment d’urgence. On s’inquiète du fossé numérique, et les acteurs du public et du privé voient tous l’intérêt d’une mise aux normes, sans plus tarder.
« L’industrie 4.0 passe par l’intégration d’un vaste écosystème connecté, gage de productivité, d’efficience et d’agilité dans l’ensemble de l’économie, explique John Simcoe. La connectivité en milieu rural sera le moteur du virage à prendre pour garantir l’avancée dans des industries clés : agriculture, énergie, mines, pétrole, gaz. » Les minières, par exemple, s’appuient sur des réseaux à large bande pour monter des réseaux intégrés où seront recueillies des données fiables, afin d’assurer la surveillance et l’entretien des équipements. Du côté des énergies renouvelables, les centrales solaires et éoliennes exploitent l’infonuagique, tandis que dans l’agriculture, les technologies de pointe promettent des rendements optimisés.
La vitesse est indispensable à la croissance, d’où la nécessité de déployer des réseaux 5G rapides et robustes. Telus, qui a lancé il y a deux ans l’unité Telus Agriculture, a dévoilé en mai dernier un plan d’investissement de 54 G$ pour étendre la 5G à 529 autres localités urbaines et rurales, un pari ambitieux. Le géant estime que la 5G devrait créer 40 000 emplois dans les quatre prochaines années et rapporter 150 G$ en 20 ans.
L’année dernière, le fédéral aussi a annoncé plusieurs investissements dans la couverture 5G, dont un projet de 400 M$, mené de concert avec l’Ontario et le Québec. John Simcoe précise que le développement de solides infrastructures est incontournable pour assurer la fluidité des communications avec les communautés éloignées et rurales.
Le problème ne date pas d’hier, mais le passage à l’industrie 4.0, couplé à une forme d’exode urbain, à l’heure où les citadins logés à l’étroit se dirigent vers les régions environnantes, plus abordables, l’a placé en tête des priorités nationales.
Le changement serait-il pour bientôt? À Swan River, le doute règne. « On doit faire preuve de patience », confie Brenna Minish-Kichuk, qui ajoute que ses clients se sont résignés aux aléas d’une connexion instable et lente. « C’est dommage, mais c’est la réalité. »
Fracture et clivage, le gouffre numérique se creuse à mesure que progresse l’économie. À en croire John Simcoe, le combler nécessite l’engagement de tous. « Pour éviter les écarts de connectivité, il est impératif de prendre en considération les exigences de toutes les parties prenantes. Nos réseaux ont été un facteur clé de la résilience économique en contexte pandémique, alors, gardons ce bel élan. »
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