Les turbulences que traverse notre économie provoquent une ruée vers les banques alimentaires
En 2021, les banques alimentaires de Toronto ont noté une hausse de 47 %. (Vanessa Heins)
Gretchen Daniels, chef des finances de la banque alimentaire Daily Bread, à Toronto, déborde d’enthousiasme, convaincue d’occuper un poste en or. « Je veille sur le budget de l’organisme, mais surtout, je m’investis à plein dans un projet plus grand que moi. »
Cette infatigable CPA a été embauchée peu avant le déferlement de la pandémie et, depuis, les services de Daily Bread n’ont jamais été aussi sollicités. Évidemment, c’est le cas de la majorité des banques alimentaires.
« L’an dernier, les banques alimentaires de l’agglomération torontoise ont enregistré 1,45 million de visites, du jamais vu sur 12 mois. On parle d’une hausse de 47 % par rapport à l’année précédente. C’est même 1,5 fois plus qu’en 2010, année record, où les effets de la récession de 2008 ont culminé. »
Les visites se multiplient et l’instabilité amène son lot de nouveaux visages dans les banques alimentaires. Pour la première fois, en 2021, Daily Bread a accueilli davantage de nouveaux clients que d’habitués.
Si la covid a aggravé l’insécurité alimentaire, différents facteurs jouent aussi. Banques alimentaires Canada tirait la sonnette d’alarme dans un rapport de 2019, évoquant la hausse du prix des denrées et d’autres déterminants du coût de la vie, les coûts élevés du logement dans les centres urbains et ruraux, et la stagnation des revenus.
Et le coût des aliments devrait connaître cette année une augmentation de 5 à 7 %. Jamais le Rapport annuel sur les prix des aliments n’avait annoncé une telle flambée. Au banc des accusés, les difficultés d’approvisionnement occasionnées par la pandémie, les phénomènes météorologiques (sécheresses, feux de forêt) provoqués par les changements climatiques, l’inflation, l’augmentation des coûts de transport provoquée par la hausse des cours du pétrole, et la pénurie de main-d’œuvre dans l’industrie alimentaire.
D’aucuns jugent que ceux qui touchent la Prestation canadienne d’urgence (PCU), entre autres, ont eu des réticences à réintégrer le marché du travail, d’où une pénurie de main-d’œuvre qui contribue à l’inflation. Des propos à nuancer. De nombreux travailleurs de l’alimentaire (des restaurants à la chaîne logistique) ont cherché de la stabilité et un meilleur salaire ailleurs. S’il est difficile de les retenir (une tendance observée avant la pandémie et l’arrivée des prestations), c’est qu’ils sont rebutés par la faible rémunération, l’insuffisance des avantages sociaux et les exigences du travail physique. S’ajoute le risque accru de contracter la covid.
Banques alimentaires Canada souligne qu’avec l’arrivée de la PCU et des autres prestations, le nombre de demandes d’aide alimentaire a fléchi. De mars à juin 2020, 53 % de ces organismes ont constaté une baisse, que 90 % d’entre eux expliquent par les aides supplémentaires versées. Une fois ces prestations épuisées, il ne reste plus que les régimes d’aide sociale et de prestations d’invalidité, qui n’ont pas suivi l’inflation, encore moins l’inflation alimentaire. En 2019, il aurait fallu relever de 13 000 $ les prestations annuelles d’aide sociale pour réussir à franchir le seuil de la pauvreté.
« [L]a valeur réelle moyenne en dollars de la portion générale de l’aide sociale provinciale est à peu près la même qu’il y a 30 ans », lit-on dans le rapport de 2021 de Banques alimentaires Canada. « Dans le cas des bénéficiaires de l’aide sociale provinciale pour personnes handicapées, toutefois, la valeur réelle de leur revenu a diminué de près de 10 % par rapport à celle d’il y a 30 ans. Aussi, alors que les taux d’aide sociale ont diminué en dollars réels, les coûts de produits alimentaires et de logements ont considérablement augmenté. » Les banques alimentaires comme Daily Bread voient de nouveaux clients arriver et même ceux qui n’avaient pas recours à l’aide sociale vivent des difficultés.
Banques alimentaires Canada a récemment publié des recommandations pour orienter les politiques : un soutien pour les locataires à faible revenu, les travailleurs à faible salaire et les sans-emploi, et même une voie vers un seuil de revenu minimum, qui correspond à une allocation universelle.
« [D]e nombreuses banques alimentaires au Canada craignent de ne pas pouvoir accueillir un raz-de-marée de nouveaux clients créé par la pandémie tout en maintenant leur niveau de soutien pour les besoins à long terme créés par des décennies de négligence en matière de politique sociale », faisaient valoir les auteurs.
Dans l’Ouest, le bilan n’est guère meilleur. Entre 2019 à 2020, la banque alimentaire de Calgary a doublé le nombre de paniers remis, prolongé sa plage d’ouverture (quatre heures de plus par jour) et ajouté une journée de distribution à son calendrier, souligne la trésorière, Farhana Janmohamed, CPA. « On voit beaucoup de nouveaux clients qui reviennent à répétition, signe que les difficultés économiques les obligent à continuer de recourir à nous. »
C’est bien dommage, mais Daily Bread n’entrevoit pas de dénouement rapide, au contraire, car les conséquences d’une crise se font souvent sentir longtemps après coup. La plupart des démunis épuiseront leurs économies avant de se tourner vers les banques alimentaires. Prépandémie, Daily Bread dépensait environ 1,9 M$ pour garnir son garde-manger, mais Mme Daniels s’attend à une hausse de 200 % au cours de l’exercice. À Calgary, Mme Janmohamed, elle, a constaté un fléchissement de la demande à l’arrivée de la PCU, mais les clients sont aujourd’hui de retour, encore plus nombreux qu’auparavant.
Prévoyante, Mme Daniels a créé un fonds qui aidera Daily Bread à assurer le même niveau de services. Mme Janmohamed, de son côté, voit d’un bon œil l’arrivée de dons en argent, tout à fait utiles. Surtout qu’obtenir un soutien supplémentaire s’avère plus ardu que jamais. Certaines campagnes de financement en personne ont été annulées; d’autres se déroulent à échelle réduite.
« La pandémie nous a obligés à tout revoir, de conclure Mme Daniels. Mais le principal défi est devant nous. Il s’agit de se préparer à répondre à une demande qui ne manquera pas de monter en flèche. »
RETOMBÉES ÉCONOMIQUES
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