La région de Grindstone Creek, près de Hamilton, en Ontario.
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La comptabilité des actifs naturels pourrait-elle devenir la voie de l’avenir?

Attribuer une valeur monétaire à la nature paraît délicat, mais c’est peut-être le meilleur moyen d’en préserver les éléments qui nous protègent.

La région de Grindstone Creek, près de Hamilton, en Ontario.Les forêts et les marais aux abords du ruisseau Grindstone (Hamilton, Ont.), absorbent les eaux pluviales avant de les canaliser vers le lac Ontario. (Alami)

Bucolique, murmurant, tel se dévoile le ruisseau Grindstone, qui serpente entre Burlington et Hamilton. Le promeneur qui le longe se croirait dans un autre monde. Encadré d’érables imposants, le cours d’eau dévale en cascades, parcourt des vallées pittoresques et s’évase en étangs où s’ébattent les canards.

Bien qu’ils traversent et chevauchent fermes et lotissements, le ruisseau et son bassin versant regorgent de flore et de faune, dont des espèces à risque comme le mûrier rouge, le monarque et le pic à tête rouge. Ou encore la salamandre de Jefferson, un amphibien si rare qu’au printemps, Burlington ferme une artère pour lui éviter d’être écrasé durant son parcours vers ses sites de reproduction.

« Le bassin est magnifique », souligne Kim Barrett, directrice adjointe aux partenariats scientifiques de Conservation Halton, l’organisme public qui veille sur ce territoire. « Dans ces vallées profondes, on n’a pas l’impression d’être dans le sud de l’Ontario, mais plutôt d’explorer des lieux reculés. »

Aussi enchanteur soit-il, le paysage où passe le ruisseau Grindstone n’est pas qu’un havre de paix où fuir la frénésie urbaine. Ici, forêts, marais et vallées, tels des éponges géantes, absorbent les eaux pluviales avant de les canaliser vers le lac Ontario. Les écologistes savaient depuis longtemps que ces lieux jouaient un rôle clé, mais maintenant, ils en soupèsent mieux le véritable poids.

Une enquête d’août 2022 révèle que, si le bassin versant du ruisseau Grindstone dépérissait, Hamilton et Burlington devraient consacrer 2 G$ à l’infrastructure de traitement des eaux pluviales pour protéger résidences et exploitations agricoles contre les inondations.

Aux yeux de nombre d’écologistes, de telles études semblaient naguère quasi hérétiques. « Ils ont toujours évalué la nature en tant que telle », souligne Kim Barrett, dont l’organisation a cofinancé les travaux. « Certains sont donc réticents à lui allouer une valeur chiffrée. »

Salamandre sur une brancheChaque printemps, Burlington (Ontario) ferme une route pour protéger les salamandres de Jefferson en chemin vers leurs sites de reproduction. (Gil Wizen)

Toutefois, devant la disparition des zones sauvages, plus d’un se rallie à l’idée, et trouve des alliés inattendus dans la sphère de la comptabilité du secteur public.

Depuis quelques années, davantage de municipalités tentent d’attribuer une valeur explicite aux services souvent invisibles rendus par la nature. À mesure que l’urbanisation et les changements climatiques érodent les territoires, on craint que forêts et étangs ne puissent plus filtrer l’eau, ni retenir les sols, ni purifier l’air.

Si les écosystèmes s’affaiblissent, les villes pourraient devoir consacrer de lourds investissements à de nouvelles infrastructures. Pourtant, ces risques ne sont pas pris en compte dans leurs états financiers.

Chez KPMG, Bailey Church, leader aux Services-conseils en comptabilité dans le secteur public, y voit une « bombe à retardement » pour les municipalités. « L’objet premier des états financiers publics est d’assurer le suivi des ressources disponibles pour offrir des services », rappelle-t-il. Si les villes s’en tiennent aux immobilisations traditionnelles (terrains, bâtiments, matériel), elles « omettent un facteur primordial ».

On commence à peine à prendre acte de l’étendue des avantages qu’apportent les infrastructures naturelles.

Sauf exception, tous les lieux de vie sont tributaires du monde naturel. Les cours d’eau fournissent l’eau potable, les milieux humides protègent les agglomérations des inondations, les rivières détournent les eaux pluviales des zones habitées. Les abeilles pollinisent les cultures, les forêts captent les gaz à effet de serre qui réchauffent la planète, et ainsi de suite.

Les analystes du Forum économique mondial estiment que plus de la moitié du PIB mondial (quelque 44 000 G$) dépend modérément ou fortement de la nature et de ses services. Mais la nature n’est pas inépuisable, et nous sommes voraces. Insatiables, même. Selon les Nations Unies, l’être humain a métamorphosé les trois quarts des terres fermes du globe. Les exploitations agricoles et les agglomérations s’agrandissent, et empiètent sur des territoires auparavant intacts.

À l’heure où la population mondiale augmente (on avance le chiffre de 10 milliards d’habitants en 2050) et où les bouleversements climatiques provoquent inondations, sécheresses et montée des mers, les espaces naturels rapetissent, et les experts tirent la sonnette d’alarme. Pour certaines métropoles, les problèmes s’aggravent.

Roy Brooke, directeur général de l’Initiative des actifs naturels municipaux (Municipal Natural Assets Initiative – MNAI), y voit un enjeu mondial. Son OSBL aide des dirigeants municipaux (entre autres) à évaluer, à analyser, à comptabiliser, à protéger et à administrer le capital naturel. Il estime qu’une centaine de municipalités, de Toronto à la minuscule Rossland, en Colombie-Britannique, s’y sont au moins essayées.« C’est bon signe, mais c’est peu, si l’on considère qu’il y a presque 4 000 administrations municipales au Canada. »

Les municipalités possèdent environ 60 % de l’infrastructure du pays et prennent la plupart des décisions d’urbanisation. Celles qui planifient l’avenir sans évaluer les impacts environnementaux jouent aux dés avec leurs finances, estime Roy Brooke. « Jour après jour, les administrations prennent des décisions de zonage, d’affectation du territoire et d’investissement sans toujours en comprendre les répercussions. »

L’an dernier, le Centre Intact d’adaptation au climat de l’Université de Waterloo, la MNAI et KPMG au Canada ont publié le rapport Inscrire la nature au bilan, qui examine ce qu’il en coûtera aux centres urbains pour substituer des infrastructures bâties aux actifs naturels dégradés ou menacés.

La facture sera salée. Ainsi, Gibsons (Colombie-Britannique) devra consacrer entre 3,5 et 4 M$ à la rétention des eaux pluviales si elle perd ses étangs; Oshawa (Ontario), près de 19 M$ en travaux de drainage pour remplacer un ruisseau; et Québec, environ 50 M$ par an pour lutter contre les inondations, que lui évitent les marais voisins.

Selon Bailey Church, l’adoption du principe défendu par la MNAI constitue un grand pas en avant dans l’univers de la comptabilité. « S’il en avait été question il y a dix, voire cinq ans, on y aurait vu un projet intéressant, mais irréalisable, explique-t-il. On s’en rend compte aujourd’hui, ce virage apporte des atouts essentiels. »

Dans un contexte où les agglomérations entendent évaluer leurs actifs naturels, les acteurs du monde comptable se demandent comment procéder et que faire des chiffres.

À l’heure actuelle, les municipalités suivent un amalgame de normes d’évaluation des actifs, parfois inspirées du Système de comptabilité économique et environnementale des Nations Unies. Parallèlement, aucune règle ne stipule où doivent figurer les évaluations réalisées. En annexe aux rapports sur la durabilité, qui présentent les impacts environnementaux des activités d’un centre urbain? Ou intégrées aux états financiers, ce qui obligerait les municipalités à assurer un suivi rigoureux?

Peut-être connaîtra-t-on bientôt la réponse à ces questions.

En mai 2022, le Conseil des normes comptables internationales du secteur public (International Public Sector Accounting Standards Board – IPSASB) a publié un document de consultation sur la présentation de l’information rattachée aux ressources naturelles. Comme l’indique ce premier jalon d’un parcours de normalisation qui durera sans doute quelques années, l’organisme se montre favorable à la comptabilité du capital naturel.

Selon l’IPSASB, si certaines conditions sont respectées, les actifs naturels doivent être comptabilisés dans les états financiers à usage général.

Le document de consultation énonce des orientations sur la comptabilisation des actifs tels que l’eau douce et le pétrole. Ses auteurs ajoutent que les ressources naturelles fonctionnelles, au-delà des matières, doivent aussi être considérées comme des avoirs. De quoi laisser entrevoir le jour où seront intégrés dans le bilan des services naturels, comme la capacité de filtration d’un milieu humide, qui élimine les polluants. De telles dispositions sont jugées essentielles pour protéger l’intégralité des paysages, surtout les éléments qui échappent à la logique de la commercialisation.

D’après l’IPSASB, afin d’être considérée comme un actif, une ressource naturelle doit relever d’un organisme public, qui en assure le contrôle. (Par exemple, l’eau d’un lac pourrait être vue comme un actif, mais non pas celle d’une rivière transfrontalière.) Les auteurs précisent que le contrôle exercé doit résulter, entre autres, d’une acquisition de terrain ou de la passation d’un traité territorial. L’IPSASB stipule aussi qu’une administration doit pouvoir chiffrer avec exactitude la valeur de l’actif, selon les principes de la pertinence, de la rapidité et de la vérifiabilité.

De son côté, le Conseil sur la comptabilité dans le secteur public (CCSP), qui érige les normes suivies par les administrations publiques du Canada, compte tenu des changements apportés aux référentiels à l’international, se montre favorable à l’évolution de la normalisation à l’égard du capital naturel. Le Conseil a présenté l’an dernier des commentaires sur le document de consultation après avoir rencontré des représentants des administrations municipales et autochtones.

Michael Puskaric, directeur du CCSP, pense que la volonté d’assigner une valeur aux actifs naturels représente un virage marquant en comptabilité, compte tenu des pressions exercées sur la planète. « L’audit, le suivi et la comptabilisation des ressources naturelles présentent évidemment des difficultés à résoudre, précise-t-il, mais, en définitive, ce qui sera mesuré avec justesse sera administré avec soin. »

Michael Puskaric croit que, du moins au début, l’information réunie devra figurer en dehors des états financiers, mais qu’il pourrait en être autrement avec l’évolution des méthodes de mesure. À long terme, il importe de comptabiliser au moins certains actifs naturels dans les états financiers, considère pour sa part Bailey Church. La pratique obligerait les municipalités à tenir compte des coûts du remplacement de telles ressources, ainsi qu’à passer en charges les territoires dégradés, comme des marais dégradés, où l’eau n’est plus filtrée.

« Si la cote d’une action chute et qu’on doit se départir des titres, on encaisse une perte, à porter au passif. Mais il n’en va pas de même quand un étang est pollué. Côté transparence et reddition de comptes, je trouve essentiel de penser à inscrire les actifs naturels dans les états financiers. »

À mesure qu’évoluent les dispositions, un chœur de voix s’élève pour préconiser la comptabilité du capital naturel. La MNAI, KPMG au Canada et le Centre Intact de l’Université de Waterloo élaborent des recommandations volontaires, non contraignantes, pour les municipalités qui veulent s’atteler à la tâche, en attendant que le CCSP change de cap. (Certains permanents et membres du CCSP participent au processus en tant qu’observateurs.) La coalition, qui a rédigé une ébauche des directives, s’emploie à en établir la version définitive.

« Le travail du CCSP s’étale en général sur trois à six ans, dans un souci de transparence, de diligence raisonnable et de consultation, précise Roy Brooke, de la MNAI. Mais les administrations municipales nous font remarquer qu’elles ont besoin d’orientations sans plus tarder. »

Né en Nouvelle-Écosse, Mike Kennedy, CPA, chef des finances à Rossland (Colombie-Britannique) depuis 2021, prend à cœur la durabilité. Nichée au cœur des monts Kootenay, la ville de 4 140 habitants s’est lancée dans une aventure inédite. Un relevé exhaustif du territoire a été effectué : forêts, marais, rivières, tout a été inventorié. Après avoir attribué une note à quelque 4 000 entités naturelles, l’équipe chargée des travaux a constaté que bon nombre d’entre elles, surtout les milieux humides, se portaient bien. De quoi vouloir les entourer de soins en vue d’en assurer la pérennité.

C’était un premier pas pour chiffrer la valeur du cadre naturel et en arriver à des décisions éclairées sur le développement urbain, afin d’accorder la priorité à la nature. « La comptabilité des actifs naturels n’a rien d’une évidence aux yeux des CPA », ajoute Mike Kennedy, qui a enseigné la comptabilité à l’Université Acadia. « Pourtant, une estimation raisonnée de la valeur que recèle la nature nous mène à des décisions bien différentes. »

Rossland, la pionnière, espère désormais enchâsser les avoirs naturels au cœur de sa planification. « On veut s’affranchir d’une infrastructure bâtie complexe et onéreuse, de conclure Mike Kennedy. Généreuse, la nature a fait ses preuves et offre d’innombrables services, sans frais, à qui sait s’en prévaloir. »

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