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Maquette d'un avion de la C Series
Affaires et économie

La C Series de Bombardier : un grand succès pour… Airbus

Pourquoi tant de grandes innovations canadiennes finissent-elles dans le giron de pays concurrents?

Maquette d'un avion de la C SeriesC’est en 2017 que Bombardier et Airbus ont annoncé leur partenariat sur la C Series, dont on peut voir ici une maquette. (AP)

L’an passé, lors d’une somptueuse cérémonie à l’aéroport Paris-Charles-de-Gaulle, dignitaires et cadres supérieurs n’ont cessé de vanter l’Airbus A220. Air France prenait alors possession du premier des 60 appareils de 148 places qu’elle a commandés.

« Il s’agit de la plus importante commande de l’histoire d’Air France », a rappelé Benjamin Smith, directeur général d’Air France-KLM. De quoi « commencer le renouvellement et la rationalisation de notre flotte », a-t-il ajouté. Réductions des émissions, rendement énergétique inégalé, c’est un atout majeur. Et Jean-Baptiste Djebbari, ministre français délégué aux Transports, de renchérir : « Moins polluant. Moins bruyant. Plus confortable. Plus lumineux. » La quintessence de l’excellence à la française, en somme?

Eh bien non.

À vrai dire, cette quintessence n’a rien de français. Revenons en arrière. En 2018, l’A220, qui s’appelle alors la « C Series », nouveauté imaginée par Bombardier, titan montréalais, fait la fierté des innovateurs d’ici, et des ingénieurs aux contribuables, tout le monde y a mis du sien. Pourtant, malgré les avantages indéniables de l’appareil, l’avionneur peine à trouver des marchés. Bombardier se voit contraint de céder le tout à un concurrent pour une bouchée de pain.

La transformation de la C Series au destin contrarié en glorieux Airbus A220 a fait éclater au grand jour certains problèmes chroniques sur le marché de l’innovation. Le Canada néglige en effet la recherche-développement. Résultat? Quand des poids lourds comme Bombardier émergent, ils réussissent rarement à métamorphoser leurs grandes idées en victoires sur l’échiquier mondial. À l’heure où le Canada cherche à tirer parti d’une foule de percées technologiques dans l’économie verte, quelles leçons tirer d’une telle déconvenue? Et quel rôle joueront les CPA pour faciliter le virage?

PROUESSE ET NAUFRAGE

La C Series fait sa première apparition publique en 2008 sous forme de maquette alors clouée au sol, au salon de l’aéronautique de Farnborough, non loin de Londres. À l’époque, Bombardier promet que l’avion va révolutionner la catégorie des jets monocouloir. Compte tenu des antécédents de l’avionneur, pourquoi en douter?

« Il y a vingt ans, Bombardier, c’était un fer de lance, un rayonnement inégalé à l’international », rappelle Karl Moore, qui enseigne à la Faculté de gestion Desautels de l’Université McGill à Montréal. « Quelques-unes de nos banques pesaient plus lourd, mais aucune n’avait l’envergure du groupe bâti par Laurent Beaudoin, un entrepreneur de génie. »

Sous l’impulsion de son PDG, Bombardier, au départ l’inventeur de la motoneige, se transforme en force vive qui s’impose dans plusieurs domaines : aéronautique, transport sur rail, véhicules récréatifs. Selon Karl Moore, la clé de la réussite éclatante de Laurent Beaudoin réside dans son audace. L’homme n’a pas froid aux yeux et mise sans hésiter sur des innovations marquantes. Bombardier arrive en trombe sur le marché de l’aviation en 1986, après avoir racheté Canadair, qui battait de l’aile, au gouvernement du Canada. L’avionneur acquiert ensuite d’autres constructeurs aéronautiques en mauvaise posture pour devenir un joueur incontournable dans le créneau du jet d’affaires et du jet régional. La C Series, c’est l’un des grands paris de l’entrepreneur.

Un jet efficace, à fuselage étroit, qui accueille entre 110 et 150 passagers? La C Series arrive à point nommé. « En 2010, les compagnies aériennes, en quête d’avions plus légers, plus petits, ne trouvaient pas leur bonheur dans les catalogues Airbus et Boeing », explique Addison Schonland, analyste pour AirInsight. On peut bien réduire le nombre de sièges de 20 %, mais le poids de l’appareil ne baisse pas nécessairement d’autant. « L’efficience n’est plus à la hauteur. »

Partir à zéro pour déjouer le duopole existant, voilà le pari de Bombardier. Équipée de moteurs ultra-silencieux de dernière génération, la C Series annonce des économies de carburant de l’ordre de 20 %. Sans compter une pléthore de nouvelles technologies et des sièges plus larges, tout confort. « Nul doute qu’ils ont amélioré le produit, mais il y a un hic. On se disait que tout le monde se précipiterait sur les prouesses techniques, mais dans le marché des avions de ligne, la logique est autre. »

GRANDS AIRS

Si le flair de Laurent Beaudoin l’a amené à repérer un marché porteur, avide de nouveauté, la réussite, elle, n’est pas au rendez-vous. « Il faut avoir les poches bien remplies pour percer dans l’industrie », ajoute Karl Moore. Retards, dépassements de coûts, Bombardier a du mal à livrer une version de la C Series prête à fendre l’air. Endetté, essoufflé, l’avionneur manque de liquidités.

Bombardier se tourne alors vers le contribuable. En 2015, le programme de la C Series enregistre une perte de 4,1 G$, mais le Québec y injecte 1 G$. Puis, en 2017, les autorités fédérales accordent à l’avionneur un prêt de 372 M$. Selon l’Institut économique de Montréal, Bombardier a obtenu quelque 4 G$ d’aide publique au total, depuis 1966.

L’hostilité d’Airbus et de Boeing, qui prennent enfin la mesure de la menace qui plane sur eux, vient semer d’autres embûches sur la route de l’avionneur montréalais. Longévité et fiabilité sont les maîtres mots pour toute compagnie aérienne. Airbus table ainsi sur les perspectives incertaines de Bombardier à long terme. John Leahy, personnage haut en couleur, à la tête des ventes d’Airbus, ironise et qualifie la C Series de « joli petit avion » destiné à devenir « orphelin » si Bombardier fait faillite.

Dans l’économie du savoir, l’essor d’un pays dépend de sa capacité à innover et à tirer parti de ses idées.

Boeing adopte une autre attitude. En 2017, année où la C Series semble sur le point de percer le marché américain, le géant de l’aéronautique dénonce les colossales subventions versées à Bombardier et dépose une plainte devant les autorités, qui imposent à l’avionneur canadien des droits punitifs de 300 %. Même si la décision sera annulée par la suite, le mal est fait. Voilà qu’arrive l’été. À court de liquidités, Bombardier, qui risque de devoir abandonner l’ensemble du programme, finit par céder une part majoritaire de la C Series à son rival Airbus, en échange d’une aide au développement et à la commercialisation. Deux ans plus tard, l’entreprise se déleste du reste de sa participation pour 600 M$. Le Québec conserve une part de 25 % du programme. Les activités ferroviaires de Bombardier ainsi que sa filière Avions régionaux sont elles aussi délaissées. Aujourd’hui, tout ce qui reste du grand groupe, autrefois si puissant, c’est un constructeur de jets d’affaires, de moindre envergure, il est vrai, mais rentable.

Ironie du sort, depuis qu’il a été rebaptisé A220, l’appareil connaît un succès fulgurant. Les doutes sur sa fiabilité et sa pérennité s’envolent. Le rayonnement et la renommée d’Airbus viennent à bout de la frilosité des compagnies aériennes. En 2017, dernière année où Bombardier contrôlait pleinement le programme C Series, 17 avions avaient été vendus. À l’été 2022, Airbus se vante d’avoir réalisé une percée sur le marché : 220 appareils livrés, 760 commandés.

Mais que reste-t-il de ce grand projet, autrefois canadien à part entière? Airbus Canada fabrique des A220 dans les anciennes installations de Bombardier à l’aéroport de Mirabel, mais les appareils sont aussi construits dans sa vaste usine de Mobile, en Alabama. Subsiste également une grappe d’acteurs de l’aérospatiale dans la région de Montréal. Pour énoncer l’ensemble des leçons à dégager, Karl Moore résume : « C’est un bel avion, et on peut tirer fierté de l’avoir créé, mais c’est Airbus qui a réussi à assurer son avenir. » Outre la satisfaction du travail bien fait, que doit-on retenir de l’histoire mouvementée de la C Series?

PARADOXE CANADIEN

Dans l’économie du savoir, l’essor d’un pays dépend de sa capacité à innover et à tirer parti de ses idées. « Le Canada a tous les atouts dans son jeu », fait observer Aidan Hollis, économiste à l’Université de Calgary. « Main-d’œuvre diplômée, équipes de recherche, accès à des fonds publics. » Pourtant, selon une étude de 2019 qu’il a réalisée pour l’Institut de recherche en politiques publiques en collaboration avec Nancy Gallini, économiste à l’Université de la Colombie-Britannique, le Canada accuse du retard : investissements en R-D, nombre de chercheurs, brevets obtenus, autant de paramètres essentiels. Pour les experts, ce « paradoxe canadien » est déroutant, décevant. « Oui, nous innovons, mais sans accéder aux mêmes résultats qu’ailleurs pour la commercialisation et la propriété, poursuit Aidan Hollis. Les entreprises étrangères qui mettent en marché nos inventions conservent une large part des bénéfices. »

Il peut être plus simple pour les inventeurs de brader leurs brevets que de déployer les efforts exigés pour lancer un nouveau produit.

La saga de la C Series l’illustre, le problème ne se résume pas à un sous-investissement en R-D, axe négligé semble-t-il par les entreprises du Canada. Bombardier a brisé ce moule quand il a tenté de percer le marché des jets d’affaires. De 2012 à 2018, par ses investissements en R-D, qui se chiffraient parfois au double de ceux de BlackBerry, autre figure de légende au destin tragique, Bombardier s’est souvent hissé au premier rang au Canada. Malgré tout, l’avionneur a trébuché, puis échoué.

On observe le même phénomène dans un éventail de secteurs, ont constaté les chercheurs. Aux États-Unis, où sont déposés tous les brevets internationaux notables, la majorité des brevets canadiens appartiennent en fait à des intérêts étrangers. Pourtant, bon nombre de ces inventions ont été mises au point grâce à de généreuses aides publiques, notamment les crédits d’impôt pour la recherche scientifique et le développement expérimental (RS&DE).

Comment expliquer que tant de bonnes idées, nées en sol canadien, finissent entre les mains d’entreprises d’ailleurs? Aidan Hollis propose plusieurs pistes, et évoque des particularités géographiques et économiques. À côté du plus grand marché du monde, le Canada ne fait pas le poids, et ses entreprises peinent à rivaliser avec leurs concurrentes outre-frontière. Et les innombrables points communs entre les deux pays facilitent la tâche des grands employeurs américains, en quête de talent et d’innovation. « Proximité, accessibilité et culture anglo-saxonne, c’est un terrain de chasse idéal. » Et puis, il peut s’avérer plus simple pour les inventeurs de brader leurs brevets que de déployer les efforts exigés pour lancer un nouveau produit, une nouvelle idée.

Aidan Hollis l’admet, de toute vente à l’étranger découlent quand même des retombées appréciables pour nos entrepreneurs. « En définitive, des sociétés établies ailleurs récoltent les fruits de notre ingéniosité. Il serait préférable de pouvoir rapatrier les profits, si les sièges sociaux restaient au Canada. »

VERS L’ÉCONOMIE VERTE

Dans le budget 2022, les autorités fédérales ont annoncé la création d’une agence d’innovation et d’investissement, comme en Israël et en Finlande, pays passés maîtres dans l’art de faire fructifier les inventions. Ottawa entend aussi revoir le système de crédits d’impôt pour RS&DE, omniprésent, et proposer un soutien sur mesure. Karl Moore et Aidan Hollis appuient l’idée, mais il faudra bien cibler les industries et entreprises à épauler.

Tous les regards se braquent sur un repositionnement de l’économie, pensé pour tirer parti des nouvelles technologies vertes. C’est ici que de riches enseignements doivent être tirés de la destinée de la C Series. De généreuses aides gouvernementales couplées à un imposant budget de recherche-développement ne garantissent pas la réussite. N’oublions pas non plus que les particularités du contexte compliquent l’accès au marché des avions de ligne. En fait, d’autres secteurs de pointe se prêteraient peut-être mieux à des innovations menées par et pour le Canada.

Des véhicules électriques sont branchés pour être rechargésLe Canada pourrait devenir un chef de file dans le marché prometteur des véhicules électriques. (Getty Images)

Comme filon à explorer, les autorités fédérales et provinciales ont jeté leur dévolu sur les véhicules électriques. « Un marché prometteur, où le Canada pourrait devenir un chef de file », fait valoir Peter Hatges, leader national, Automobile, à KPMG au Canada. Des batteries aux systèmes de conduite autonome, l’effervescence des nouvelles technologies se confirme. « Un grand virage s’opère, qui va révolutionner l’industrie, et le Canada peut jouer la carte de l’innovation. »

Pour Peter Hatges, comme rampe de lancement, le secteur automobile, en mouvance, prototype du libre marché où s’affrontent moult constructeurs, a tout pour plaire, contrairement au duopole de l’aviation de ligne. Dans l’automobile, la chaîne d’approvisionnement compte mille et un maillons. Nul besoin, donc, pour un entrepreneur d’ici de partir à l’assaut des fiefs que dominent des multinationales. Il suffit de tisser des liens avec les nombreux acteurs du domaine au Canada, précieux partenaires au sein d’un réseau planétaire interconnecté.

Sortir de l’impasse du paradoxe canadien passera par une refonte des mentalités dans l’écosystème du capital de risque, explique David-Alexandre Brassard, économiste en chef à CPA Canada. « Un certain immobilisme règne », souligne-t-il. L’immobilier commercial et résidentiel, vu comme un choix prudent par les investisseurs, draine des sommes prodigieuses. « Par conséquent, de nombreux secteurs d’avenir sont délaissés. » L’économiste invite les banques, caisses de retraite et autres acteurs d’envergure à repenser les paramètres de risque pour tirer parti d’occasions inédites. Justement, les CPA, aptes à soupeser les aléas et à analyser des parcours d’expansion divergents, sont là pour participer à la démarche. « Souvent, l’évaluation va au-delà des constats fondés sur le chiffre d’affaires, sur les décaissements. Dans les créneaux émergents, certains éléments intangibles apparaissent, alors, pour en tenir compte, des savoir-faire de pointe entrent en jeu. »

David-Alexandre Brassard juge tout à fait pertinente la mise à jour du programme fédéral d’encouragements fiscaux pour RS&DE, à remanier pour cultiver la créativité. De fait, faciles à obtenir et largement utilisées, les aides consenties, au lieu de favoriser l’innovation, sont désormais vues par bien des entreprises comme une sorte de droit acquis, comme un poste budgétaire récurrent. « Il s’agit donc d’établir de meilleurs incitatifs, pour alimenter l’essor de domaines prometteurs, tels que les technologies et la santé. »

Pour ne pas revivre la saga de la C Series, faisons germer les idées et transposons-les à grande échelle sans gaspiller les deniers publics. Et évitons que d’autres pays ne mettent la main sur nos trouvailles. Peter Hatges de conclure : « Il faut une infrastructure porteuse de croissance, et on doit analyser les questions de fiscalité, de main-d’œuvre, d’énergie, de financement public. Mais l’essentiel, c’est l’étincelle de génie. »

Portrait détaillé de l’innovation au Canada

Le « quotient de localisation » est un outil essentiel pour mesurer la capacité d’innovation d’un pays dans les secteurs de pointe.
Comment comparer la capacité d’innovation de divers pays, étant donné la multitude d’indices et de paramètres à prendre en considération, facteurs qui s’appliquent à une foule d’industries? L’Information Technology and Innovation Foundation (ITIF) de Washington a esquissé une ébauche de solution. Son indice Hamilton, publié en début d’année, dresse un portrait comparatif des grandes économies dans sept secteurs clés, notamment technologies de l’information, matériel informatique, produits pharmaceutiques et transport.

L’indice repose sur un quotient calculé en divisant la part du PIB national par la part du PIB mondial pour chacun des secteurs de pointe, puis en additionnant les sept résultats. Un quotient supérieur à 1 dénote une meilleure productivité du pays dans ces secteurs, compte tenu de la taille de son économie. Le score des innovateurs remarquables, comme Taïwan, la Corée du Sud et l’Allemagne, atteint ou dépasse 1,74. Celui des États-Unis, lui, s’établit à moins de 1.

Avec son quotient d’à peine 0,6, le Canada fait piètre figure, admet le président et fondateur de l’ITIF, Robert Atkinson, natif de Calgary. De 1995 à 2018, le pays a perdu du terrain dans tous les domaines étudiés. Ainsi, le Canada, qui accuse un retard substantiel par rapport au Mexique (0,95), devance à peine la plupart des pays en développement.

Un recul qui s’explique principalement par des résultats médiocres dans les secteurs de l’automobile, de l’aérospatiale et du matériel informatique. Soit, mais comment renverser la vapeur? Pour Robert Atkinson, il incombe au gouvernement fédéral de largement favoriser les dépenses privées et publiques en recherche-développement. La solution la plus logique résiderait dans un financement ciblé, basé sur une stratégie d’innovation axée sur les secteurs où nous avons toutes les chances d’exceller. « Prenez l’île de Taïwan, qui s’est hissée au premier rang des producteurs de puces. Son secret? Avant tout, le déploiement d’une stratégie structurée. »

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