L'ancien président américain Donald Trump prend la parole lors d'une convention
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Distinguer la réalité de la fiction dans un monde où l’information est abondante

Discerner la vérité des fausses informations est une tâche de plus en plus complexe. Pourtant, à l’ère du numérique, il importe plus que jamais de le faire alors que tout va de plus en plus vite.

L'ancien président américain Donald Trump prend la parole lors d'une conventionLa présidence de Donald Trump a mis en évidence l’omniprésence de la mésinformation et de la désinformation. (Getty)

Pas une minute ne passe sans qu’on nous bombarde d’informations, à une vitesse qui excède notre capacité à les traiter : fils d’actualité des réseaux sociaux, notifications des applications… Ce déluge d’informations – et les intentions sous-jacentes – suscite des préoccupations, notamment en ce qui concerne les médias auxquels nous nous abreuvons.

Quasi inexistante dans la langue courante en 2016, l’expression « fausse nouvelle » a pris du galon à la suite d’une campagne de propagande russe qui aurait influencé les résultats de l’élection présidentielle aux États-Unis. En 2017, le Collins Dictionary choisissait même « fake news » comme mot de l’année. Depuis, les fausses nouvelles continuent d’être une menace. Le printemps dernier, la John F. Kennedy School of Government de l’Université Harvard publiait les résultats d’une enquête auprès de plus de 150 000 répondants de 142 pays sur les craintes concernant les fausses nouvelles en ligne. Le sondage a révélé que près de 60 % des participants s’inquiétaient de la mésinformation, avec un pourcentage supérieur chez les jeunes et les groupes à faible revenu.

Les fausses nouvelles font partie des défis qui se présentent à la société aujourd’hui, souligne Jeffrey Dvorkin, chargé de recherche principal au Collège Massey et ancien directeur du programme de journalisme à l’Université de Toronto à Scarborough. « Submergés par ce flot d’informations et l’explosion des sources de nouvelles en marge des grands médias traditionnels, les gens ne savent plus qui, ni quoi, croire. Et ils sont inquiets. »

« C’est là qu’intervient le professionnel comptable », dit Gord Beal, FCPA, vice-président, Recherche, orientation et soutien, à CPA Canada. « Pour s’y retrouver dans ce chaos d’informations peu fiables, un leadership axé sur l’éthique sera nécessaire. Nous ne sommes pas la seule solution, mais la capacité des CPA à instaurer la confiance à l’égard de l’information financière pourrait s’étendre à un éventail de données beaucoup plus large. »

Dans son livre Trusting the News in a Digital Age: Toward a “New” News Literacy, publié en 2021, Jeffrey Dvorkin explique que les fausses nouvelles peuvent prendre deux formes : la mésinformation et la désinformation. « Tout dépend de l’intention. Quand votre oncle Fred porte à votre attention une information intéressante trouvée sur Internet, mais qui provient d’une source douteuse et se révèle fausse, on parle de mésinformation. » En revanche, la désinformation vise délibérément à tromper le public. L’auteur diffuse une information qu’il sait fausse pour diverses raisons : discréditer un rival, escroquer les consommateurs ou simplement semer la peur ou la panique morale. « C’est dans la désinformation que réside le vrai danger pour la société », ajoute Jeffrey Dvorkin.

des manifestants lors du "convoi de la liberté"Des manifestants marchant à Ottawa en appui au « convoi de la liberté », le 1er juillet. (Getty)

La désinformation à travers les âges
Dans la Rome antique, il y a plus de 2 000 ans, peu après l’assassinat de Jules César, son fils adoptif et petit-neveu Octave a manipulé l’opinion publique en décriant l’ivrognerie et le mépris des valeurs romaines traditionnelles de son rival, Marc-Antoine. Disposant des moyens limités de son époque, Octave s’est servi de discours et de slogans gravés sur des pièces de monnaie pour relayer sa propagande. Au terme d’une longue guerre civile, Octave finira par vaincre Marc-Antoine et devenir le premier empereur romain, en 27 av. J.-C.

Depuis, les méthodes de diffusion de l’information – vraie ou fausse – ont gagné en complexité et en rapidité. « Même avant Internet, l’influence de la technologie sur la culture était inéluctable, dit Jeffrey Dvorkin. L’invention du télégraphe, de la radiodiffusion, puis de la télévision, montre comment l’instantanéité croissante de l’information a toujours ébranlé le système. »

La première secousse sismique se produit en Allemagne au XVe siècle : Johannes Gutenberg invente la première presse à caractères mobiles en Occident. L’imprimerie est née. Soudainement, la Bible, dont la rédaction à la main était autrefois un travail laborieux de plusieurs années, peut être imprimée en quelques semaines. Cette percée technologique stimule l’alphabétisation et propulse la diffusion des idées, ce qui mène aux Lumières et à la révolution scientifique. Néanmoins, la démocratisation de l’information et l’augmentation de la vitesse d’impression permettent aussi de répandre rapidement de dangereux mensonges.

Parfois, ces mensonges sont inoffensifs, comme le grand canular lunaire de 1835 : de nombreuses personnes se laissent convaincre que la Lune est habitée par des humanoïdes dotés d’ailes de chauve-souris. Mais la plupart du temps, ces faussetés ont des visées destructrices. Un des exemples les plus tragiques remonte aux années 1920 et 1930 : les nazis distribuent de la propagande pour alimenter l’antisémitisme… qui entraînera la mort de millions de juifs durant l’Holocauste.

L’information à l’ère numérique
De nos jours, où des milliards de personnes ont accès à Internet, l’étendue et l’incidence des avantages et inconvénients de l’instantanéité de l’information augmentent de façon spectaculaire.

La présidence de Donald Trump a mis en évidence l’omniprésence de la mésinformation et de la désinformation : négation des changements climatiques, thèse de la Terre plate et mouvement QAnon, montée de l’hystérie antivaccin durant la pandémie de COVID-19. Depuis deux ans, des articles et publications dans les médias sociaux répandent une propagande antivaccin et des théories conspirationnistes à propos de la COVID-19 : la dissimulation des prétendues vertus miraculeuses de l’ivermectine, la création des vaccins par Bill Gates dans le but d’implanter une micropuce dans chaque être humain… et même des rumeurs voulant que cette maladie soit une pure fable!

Ces efforts de mésinformation et de désinformation accentuent la polarisation de la société et renforcent les partis pris dans nos chambres d’écho respectives. Ainsi, selon la source d’information consultée, le convoi de la liberté ayant paralysé Ottawa apparaît comme une tentative de renversement ou l’effort ultime pour défendre la liberté contre un régime autoritaire.

La méfiance envers les gouvernements
Parallèlement à cette explosion de la mésinformation et de la désinformation, durant la dernière décennie, la confiance du public envers les gouvernements et les géants de la techno s’érodait. En 2013, le lanceur d’alerte Edward Snowden déclenchait une controverse en orchestrant une fuite de renseignements protégés qui laissait entrevoir ce que beaucoup soupçonnaient déjà : des gouvernements qui travaillaient peut-être ensemble pour nous espionner à grande échelle. Cinq ans plus tard, la collaboration de Facebook avec Cambridge Analytica ainsi que sa présumée influence lors du référendum sur le Brexit et l’élection présidentielle américaine de 2016 soulevaient l’indignation du public. L’année suivante, Sidewalk Labs – société sœur de Google – s’attirait de vives critiques en raison de son projet de quartier intelligent dans le secteur riverain de Toronto. Les politiciens et militants locaux s’inquiétaient de l’utilisation potentielle des données recueillies. Sidewalk Labs a retiré sa proposition en 2020, en invoquant l’incertitude économique associée à la COVID.

Mais selon ses opposants, cette volte-face était plutôt motivée par les craintes des gouvernements en matière de protection des renseignements personnels. Quant à l’omniprésente TikTok, au départ une application de divertissement, on la soupçonne même d’être un logiciel espion chinois.

« On ne peut pas “désinventer” Internet ni effacer les défis qu’il a engendrés », fait observer Jeffrey Dvorkin. Que faire, alors? Trouver des solutions.

Le 2 février 2021, dans le cadre de son initiative Voir demain : Réimaginer la profession, CPA Canada invitait plus de 100 leaders du monde des affaires et de la profession comptable à une table ronde virtuelle mondiale pour débattre d’enjeux éthiques pressants en cette ère de changements numériques rapides et complexes. Étaient présents des représentants de l’International Federation of Accountants (IFAC), de l’International Ethics Standards Board for Accountants (IESBA) et de l’Institute of Chartered Accountants of Scotland (ICAS). L’inquiétude croissante à l’égard de la mésinformation et de la désinformation ainsi que le rôle des partis pris dans l’exacerbation de leurs effets négatifs étaient au cœur de la discussion.

« Plus les perturbations liées à la technologie et leurs répercussions sur l’ordre sociopolitique et économique mondial s’intensifient, plus les CPA doivent fonder leurs décisions sur de l’information fiable », précise Laura Friedrich, FCPA et conseillère technique à l’IESBA, qui a fait une allocution à la table ronde. « Conclusion? Il faut trouver les meilleures méthodes pour utiliser les mégadonnées de façon adéquate et sécuritaire. »

Prendre conscience des partis pris
Brian et Laura Friedrich se sont inspirés d’idées glanées lors de la table ronde pour rédiger le rapport Partis pris, mésinformation et désinformation : les reconnaître pour mieux les combattre, publié en février dernier et troisième d’une série de quatre documents. Les auteurs y abordent la manière dont les CPA peuvent relever les principaux défis éthiques posés par les systèmes automatisés régis par l’intelligence artificielle, l’omniprésence des réseaux sociaux et la méfiance du public envers gouvernements et médias.

« Le plus grand défi consiste à reconnaître que nous avons tous des opinions fondées sur nos antécédents et expériences », dit Brian Friedrich, FCPA, membre du conseil de l’IESBA et président du Groupe de travail sur la technologie créé par cet organisme. « Plutôt que de les considérer comme quelque chose de mal ou d’inconvenant, nous devons voir les partis pris comme un trait humain normal afin de pouvoir cerner et atténuer les effets néfastes qu’ils peuvent avoir sur nos décisions. »

Les opinions préconçues se trouvent aussi dans les systèmes automatisés qu’emploie le monde des affaires pour analyser les mégadonnées. Si les processus d’IA et d’apprentissage machine utilisés par ces systèmes semblent objectifs à première vue, il ne faudrait pas oublier qu’ils reposent sur les présomptions et objectifs opérationnels de leurs concepteurs. Selon Laura Friedrich, les CPA devraient toujours se poser les questions fondamentales suivantes : D’où viennent ces données? Comment sont-elles recueillies? Comment sont-elles exploitées? Quels sont les moyens de protection des renseignements personnels en place?

En plus d’encourager l’établissement de normes qui ciblent les partis pris touchant le monde des affaires, Brian et Laura Friedrich exhortent les gouvernements à en faire plus en adoptant des mesures législatives pour affronter l’accroissement de la mésinformation et de la désinformation provoqué par la technologie. Cela dit, la circonspection est de mise. Dans le climat de méfiance actuel, la population pourrait avoir l’impression, comme durant la pandémie, que les gouvernements cherchent à influencer les citoyens à des fins méprisables ou politiques (même si les actions sont menées au nom de la sécurité publique).

Jeffrey Dvorkin estime lui aussi que les gouvernements devraient intervenir, mais il craint que la réglementation de l’information sur Internet les entraîne sur un terrain glissant, celui d’une atteinte antidémocratique à la liberté d’expression. « Ce sera très difficile pour eux de faire passer leurs plans pour des processus de surveillance anodins. »

Mark Zuckerberg, PDG de FacebookMark Zuckerberg, PDG de Facebook, insiste sur l’urgence de « s’armer » contre la désinformation russe, lors d’un témoignage devant le Sénat américain, en 2018. (Getty)

Encadrer Internet
L’autre problème est strictement logistique : les gouvernements et réseaux sociaux manquent d’effectifs pour surveiller efficacement Internet. D’où la nécessité d’élaborer des systèmes automatisés basés sur l’éthique et encadrés de manière transparente. « Les gouvernements exerceront probablement leur surveillance au moyen d’algorithmes dotés de mécanismes déclenchés par certains mots ou expressions », explique Jeffrey Dvorkin. Il cite des lois, en Europe et en Australie, qui prévoient le recours aux algorithmes à de telles fins. Ainsi, en 2018, la France a adopté une loi visant à combattre la mésinformation durant les élections, et, cette année, l’Australie mettra en place de nouveaux pouvoirs réglementaires pour contrer les fausses nouvelles dans les médias sociaux. Jeffrey Dvorkin ajoute : « On finira probablement par imposer une surveillance technique semblable en Amérique du Nord. Avec son projet de loi C-11 (communément appelée la Loi sur la diffusion continue en ligne), le gouvernement canadien propose de réglementer les plateformes numériques, mais il reste encore du chemin à faire. »

Brian et Laura Friedrich suivent ces développements de près. Ils estiment toutefois que la responsabilité d’atténuer les partis pris, la mésinformation et la désinformation est individuelle. « Les CPA doivent faire preuve de vigilance et d’esprit critique, et remonter si possible à la source, souligne Brian Friedrich. Avant d’utiliser et de diffuser de l’information, elles et ils doivent considérer d’autres points et remettre en question leurs propres croyances pour prendre les décisions les plus judicieuses. »

Laura Friedrich préconise aussi d’assouplir l’approche et de l’adapter davantage à l’évolution du monde des affaires, surtout dans des domaines cruciaux mais relativement nouveaux, comme la durabilité. « Au fil du temps, les CPA se sont positionnés comme des pros des solutions, mais face à la complexité actuelle, il faut bien reconnaître que nous n’avons pas toutes les réponses. L’heure est venue de nous présenter comme des professionnels dotés des compétences nécessaires pour dresser un plan d’action solide, fondé sur des informations rigoureuses et conçu pour aider le client à réussir malgré l’incertitude. »

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