Rapport de la Commission Cullen : l’heure du grand ménage a sonné
Les 101 recommandations du rapport évoquent aussi bien des contrôles plus stricts dans les casinos qu’une transparence accrue en matière de propriété foncière. (iStock)
Entre l’automne 2015 et le printemps 2016, à Richmond, en Colombie-Britannique, des enquêteurs spécialisés perquisitionnent chez Silver International, entreprise de services monétaires (ESM) non autorisée soupçonnée de blanchiment d’argent. Les policiers avaient demandé au directeur des confiscations civiles d’obtenir une ordonnance pour saisir « des espèces en diverses devises excédant 2 M$, un immeuble résidentiel à Vancouver, des jetons de casino valant 17 800 $, des cartes-cadeaux totalisant 9 250 $ et divers biens personnels ».
Un des directeurs de Silver a été arrêté; selon le procureur, l’entreprise avait blanchi plus de 200 M$. Les ESM sont tenues de s’inscrire auprès du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE), mais les entités non autorisées foisonnaient. La région du Lower Mainland était devenue une « blanchisserie » notoire d’argent sale.
Denis Meunier, ancien sous-directeur de CANAFE et ex-directeur général des enquêtes criminelles à l’Agence du revenu du Canada, a déclaré au Vancouver Sun en mars 2019 que CANAFE devrait s’intéresser aux ESM. Les journalistes en avaient relevé des dizaines, non autorisées, établies dans des centres commerciaux et des condos du Lower Mainland.
D’autres éléments viennent compléter la trame de fond : la vente, à Vancouver, de propriétés extrêmement modestes pour des millions de dollars et la présence de joueurs ultrariches dans les casinos de la région. Résultat : une série d’enquêtes et d’interventions qui ont mené à l’instauration de la Commission d’enquête sur le blanchiment d’argent en Colombie-Britannique (Commission Cullen). Son rapport de 1 800 pages a été publié en juin dernier.
L’auteur, le commissaire Austin Cullen, juge à la Cour suprême de la Colombie-Britannique, va droit au but : le blanchiment d’argent dans les milieux de l’immobilier et du jeu « est un problème grave qui exige des mesures fortes et fermes ». En Colombie-Britannique, le blanchiment d’argent est « florissant ».
Un tiers du rapport Cullen porte sur le secteur du jeu et des courses de chevaux. (Alamy)
Le tiers du rapport environ porte sur le secteur du jeu et des courses de chevaux. Les casinos, réglementés par la province, y ont servi à blanchir des centaines de millions de dollars. En 2014, ces casinos ont accepté « des transactions en espèces d’au moins 10 000 $ chacune évaluées à plus de 1 G$ et des transactions qualifiées de suspectes par la British Columbia Lottery Corporation de près de 200 M$ ».
Parmi les pratiques les plus douteuses, celles des « facilitateurs financiers » (majoritairement de jeunes hommes) prêtant dans les salles de jeu des casinos des liasses de billets aux parieurs fortunés. Il s’agissait, a-t-on appris depuis, d’argent à blanchir, provenant souvent d’activités criminelles en Asie.
Poigne réglementaire
Les 101 recommandations d’Austin Cullen vont du général au particulier : contrôle plus strict des ESM, des casinos et des courtiers hypothécaires; élaboration de registres de propriété foncière transparents; démantèlement d’obstacles bureaucratiques à la collaboration entre organismes gouvernementaux pour les enquêtes sur le phénomène... La province doit aussi se doter d’un commissaire à la lutte contre le blanchiment d’argent, dont le rôle sera de stimuler la coopération entre les divers intervenants et d’assurer une surveillance stratégique, notamment de la réglementation des activités de ses membres par Chartered Professional Accountants of British Columbia (CPABC).
Selon le commissaire Cullen, la profession comptable est exposée à des risques et à des vulnérabilités en matière de blanchiment d’argent. L’organisme de réglementation provincial doit en faire davantage, parallèlement au régime fédéral. En outre, il a mentionné la capacité d’autorégulation de CPABC, sa réglementation détaillée de la comptabilité et sa connaissance des activités de la profession. Il l’a cependant exhortée à modifier son code de déontologie pour obliger explicitement les membres à l’informer si CANAFE détermine qu’ils n’ont pas respecté la législation fédérale sur la question. Dans une déclaration faisant suite au dépôt du rapport de la commission, CPA Canada précise qu’elle trouve « encourageant » que le commissaire recommande au gouvernement de se pencher sur les activités des comptables non réglementés (qui ne sont pas CPA), pour décider s’ils doivent être assujettis aux règlements antiblanchiment d’argent et faire l’objet d’une surveillance.
Comme on pouvait s’y attendre, le commissaire Cullen a recommandé au gouvernement britanno-colombien de s’inspirer de son propre registre de transparence de la propriété foncière pour mettre en place un registre de la propriété effective des entreprises, et de contribuer à la création par le fédéral et les autres provinces d’un registre pancanadien d’ici la fin de 2023. (Le Québec s’est déjà doté d’un tel registre.)
Le rapport comporte également 12 recommandations axées sur la Colombie-Britannique, qui devrait notamment instaurer une formation continue obligatoire sur la lutte contre le blanchiment d’argent, élargir les obligations de déclaration et limiter le montant d’argent liquide que peuvent recevoir les CPA dans le cadre d’un même dossier.
Inefficacité des organismes fédéraux
Toutefois, les conclusions les plus frappantes d’Austin Cullen concernent les organismes fédéraux comme la GRC et CANAFE : leur travail en matière de lutte contre le blanchiment d’argent est jugé inefficace. « CANAFE, écrit-il, reçoit de très nombreuses déclarations d’entités des secteurs public et privé, mais transmet peu de dossiers de renseignements aux organismes d’application de la loi. » Sur les 31 millions de déclarations d’opérations douteuses soumises par les institutions financières en 2019 et en 2020, environ 2 000 seulement ont été dirigées vers la GRC, souvent des mois plus tard.
Ainsi, Brock Martland, avocat principal de la commission, se souvient d’enquêteurs de police ayant déclaré que les informations sur l’argent ou les personnes, lorsqu’elles leur parviennent trois mois plus tard, ne sont plus à jour, donc ne sont plus utiles.
Criminalité financière : point de mire du fédéral
Les conclusions de la commission – résultat du déferlement de transactions douteuses en Colombie-Britannique à partir du milieu des années 2010 – arrivent à un moment particulièrement opportun.
Après des années d’avertissements et de révélations stupéfiantes – le Canada est notamment présenté dans les Panama Papers comme le paradis du « blanchiment à la neige » –, le pays s’est attaqué au problème. Dans son budget le plus récent, Ottawa alloue plus d’argent aux enquêtes sur les crimes financiers et intensifie ses efforts pour établir un registre national de propriété effective des sociétés fermées constituées sous le régime fédéral. Et le Groupe d’action financière (GAFI), qui avait relevé en 2016 de nombreuses lacunes dans le cadre juridique et le régime canadiens, a déclaré avoir constaté des progrès dans son évaluation de l’an dernier.
Le convoi de camionneurs qui a investi Ottawa et des postes frontaliers importants au début de l’année a révélé autre chose. Les médias ont divulgué que les organisateurs utilisaient des comptes de cryptomonnaies et des plateformes américaines afin d’amasser des millions de dollars pour financer les blocus et d’autres activités illégales. Qu’à cela ne tienne! Les autorités fédérales ont déclaré l’état d’urgence et montré qu’elles peuvent surveiller, intercepter et geler les flux d’argent illicites. Puis, en avril, la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes a été modifiée : les plateformes de sociofinancement doivent notamment s’inscrire auprès de CANAFE, établir et maintenir un programme de conformité, et avoir des exigences strictes relatives à la connaissance du client.
« En raison de ces modifications, de nombreuses entreprises de traitement des paiements sont assujetties aux exigences d’inscription des ESM », explique Cindy Zhang, avocate chez Borden Ladner Gervais, spécialisée dans le domaine. « Désormais, un plus vaste éventail d’entreprises de traitement des paiements et de plateformes de sociofinancement doivent s’inscrire auprès de CANAFE. »
La guerre en Ukraine a renforcé le risque de blanchiment d’argent par la Russie. (CP Images)
Argent russe
L’invasion de l’Ukraine par la Russie, peut-être plus que tout autre facteur, a mis au jour les dangers du blanchiment d’argent à grande échelle. La guerre « est un élément tout à fait pertinent », affirme Michele Wood-Tweel, vice-présidente, Affaires réglementaires, à CPA Canada.
« Concernant la Russie et l’Ukraine, deux phénomènes sont à l’œuvre : le risque de blanchiment d’argent explose parce que les Russes essaient d’éviter les sanctions économiques », précise-t-elle. Elle cite également un rapport publié par The Guardian en juin : l’inaction du Royaume-Uni a favorisé le blanchiment de fonds de guerre russes. « Nous voyons ainsi le stratagème qu’emploie la Russie depuis des années, le blanchiment d’argent dans des villes comme Londres, par le biais de l’immobilier. On le soupçonnait depuis longtemps, et voilà qu’aujourd’hui, le résultat de tels agissements en toute impunité est manifeste. »
Et l’impunité pourrait perdurer : les oligarques russes et d’autres acteurs se tournent vers les cryptomonnaies et des réseaux complexes de sociétés-écrans (en profitant du laxisme de certaines administrations) pour mettre à l’abri leurs yachts et franchises de soccer.
« Essentiellement chaque fois que des sanctions sont imposées, une industrie permettant de les contourner s’organise », fait observer Janice Stein, professeure d’affaires mondiales et de politique publique à la Munk School of Global Affairs de l’Université de Toronto. « Les sanctions sont presque toujours esquivées, malgré les investissements dans les contrôles. Reste à voir dans quelle mesure. »
Le Canada n’est pas à l’abri du blanchiment de fonds russes. James Cohen, directeur général de Transparency International Canada, rappelle le cas de sociétés en commandite fictives immatriculées en Alberta qui faisaient partie de la tristement célèbre « blanchisserie azerbaïdjanaise » (système d’acheminement de produits de la criminalité liés à la famille au pouvoir). « Nous sommes à un moment décisif, non seulement en Colombie-Britannique et au Canada, mais à l’échelle mondiale, dit-il. Ottawa doit lire les conclusions [du commissaire Cullen]. Le fait que le premier coup assené par le commissaire dans le résumé du rapport vise le gouvernement fédéral est révélateur. »
« L’évaluation du GAFI et le rapport Cullen montrent que le Canada a encore du chemin à parcourir », ajoute Sue Ling Yip, associée, Services-conseils – Gestion des risques et crime financiers, chez KPMG Canada. « Je tiens cependant à dire que je vois des pas dans la bonne direction. » Elle précise que CANAFE a embauché des experts techniques et semble prêt à mettre les technologies au service d’une réglementation et d’une application plus efficaces.
Bien que le financement de CANAFE ait augmenté dans les derniers budgets fédéraux, comme le rappelle Michele Wood-Tweel, l’organisme manque de ressources par rapport à l’étendue de son mandat, estime Cindy Zhang.
Actifs virtuels faciles à cacher
En juin 2021, une des principales bourses de cryptomonnaies au monde, Binance, a annoncé à ses investisseurs son intention de mettre fin à ses activités en Ontario. Les autorités de réglementation avaient tenté d’amener cette société des îles Caïmans à s’inscrire auprès de la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (CVMO).
Comme de nombreux régulateurs du système financier, la CVMO s’inquiétait de l’utilisation des plateformes de cryptomonnaies pour le blanchiment d’argent, la fraude fiscale et d’autres pratiques favorisées par l’anonymat promis par les monnaies virtuelles. À ce moment, d’immenses capitaux affluaient dans les fonds de cryptomonnaie, y compris les plateformes grand public telle Wealthsimple, ainsi que dans les cryptoactifs négociés en bourse.
Les préoccupations n’étaient pas injustifiées. Début juin 2022, une enquête de Reuters a révélé que Binance était devenue une « plaque tournante » pour « les pirates, fraudeurs et trafiquants de drogue », ce que les responsables de la conformité de la société ont fermement démenti. L’enquête présentait des cas comme celui de pirates nord-coréens qui avaient dévalisé les portefeuilles d’une petite bourse de cryptomonnaies slovaque et vite blanchi les produits du vol grâce à de nouveaux comptes Binance.
Pour les non-initiés ou ceux qui ne suivent pas de très près les développements touchant le monde des monnaies virtuelles, sa complexité semble déroutante : prolifération des jetons et des bourses, explosion des technologies et des variantes (cryptomonnaies stables, plateformes de finance décentralisée ou DeFi, prêts instantanés, transactions entre chaînes, etc.). Un contexte qui permet aux fonds illicites provenant, par exemple, d’attaques par rançongiciel de se faufiler dans ce labyrinthe en laissant peu de traces de leurs origines.
« Chaque fois que des sanctions sont imposées, une industrie permettant de les contourner s’organise. »
Lors d’une conférence d’Europol sur les cryptomonnaies et la criminalité financière, un expert en sécurité a expliqué comment des « contrats intelligents » pouvaient rediriger automatiquement les produits de la criminalité déposés dans un portefeuille vers des dizaines de comptes anonymes de diverses cryptobourses.
Sue Ling Yip fait une mise en garde : le marché des cryptomonnaies, malgré les fluctuations récentes, ne doit pas être considéré comme un espace envahi par les activités illégales. « Des idées erronées circulent à ce sujet. Il ne faut pas conclure que c’est l’anarchie. Il y a des lignes directrices et un certain encadrement. »
« La situation est complexe pour les régulateurs : leurs équipes ont du mal à rester au fait de l’évolution rapide du contexte », ajoute Kareem Sadek, associé, Services-conseils, de l’équipe Chaîne de blocs et cryptoactifs à KPMG. « Il peut être difficile de déterminer par où commencer, mais les tendances du marché permettent de cibler les domaines d’intérêt. Pensons aux jetons stables, aux échanges, aux bourses, aux mineurs et aux sociétés de minage. »
Les modifications réglementaires promulguées en juin 2021 ont élargi la définition des ESM : elle comprend maintenant tout courtier de monnaies et d’actifs virtuels. Ces ESM doivent ainsi obtenir des titulaires de comptes les données nécessaires pour la connaissance du client. Mais de nombreuses bourses de cryptomonnaies reçoivent ces données de manière électronique, et la rigueur de ce processus automatisé varie.
« J’ai communiqué avec beaucoup de propriétaires de portefeuilles de cryptomonnaies », dit Cindy Zhang, qui a aussi créé son propre portefeuille pour étudier le processus de vérification à distance. « Je voulais comprendre ce qui avait été fait au chapitre de la connaissance du client. Ils ne savaient pas de quoi je parlais! Que leur avait-on demandé quand ils ont ouvert leur compte? De prendre une photo et de l’envoyer. Un système loin d’être à toute épreuve. »
José Hernandez, CPA, expert en matière de lutte contre le blanchiment et chef de la direction d’Ortus Strategies, a représenté CPA Canada devant la Commission Cullen. Il signale un autre problème de conformité : contrairement aux grandes institutions financières, de nombreuses bourses de cryptomonnaies n’ont pas l’expérience ni le poids nécessaires pour endiguer les activités illicites. « Elles s’efforcent de ne pas faciliter le blanchiment de fonds, mais il leur est difficile de faire face à un ensemble complexe de règles. La réglementation ne doit pas entraver l’innovation, certes, mais il est important d’identifier l’autre partie à une transaction. »
Les conclusions de la commission devraient trouver un écho auprès de l’Assemblée législative de l’Ontario, préoccupée par l’afflux d’argent dans l’immobilier de la province. (iStock)
Si la Commission Cullen devait d’abord et avant tout examiner la question du jeu, de l’immobilier et des courses de chevaux, son rapport contient des critiques sévères sur le monde des actifs virtuels. Le commissaire conclut qu’il existe « de nombreux mécanismes permettant de renforcer l’anonymat des transactions illicites en cryptomonnaies », et que les enquêteurs doivent suivre les traces numériques des opérations réalisées dans une chaîne de blocs pour déterminer la source des fonds suspects. Par ailleurs, ajoute-t-il, l’écheveau que représentent les règles canadiennes sur la propriété effective ne couvre pas les actifs virtuels. Il recommande une réglementation plus stricte des ESM et des bourses de cryptomonnaies.
Brock Martland, un des avocats de la Commission, est affirmatif : « La cryptomonnaie comporte des risques que le futur commissaire à la lutte contre le blanchiment d’argent de Colombie-Britannique devra suivre de près [la création de ce poste est proposée dans le rapport]. »
Changement de cap
Les attentes face aux travaux de la Commission Cullen étaient considérables; reste à voir la suite. Le rapport, généralement bien accueilli, a fait les manchettes, mais il ne faut pas oublier qu’au moment de sa publication, la guerre a obligé la planète à s’interroger sur l’impact des produits de la criminalité.
Les conclusions de la commission visaient principalement le gouvernement fédéral et la Colombie-Britannique, mais elles devraient aussi trouver un écho auprès, notamment, des membres de l’Assemblée législative de l’Ontario, préoccupés par l’afflux d’argent dans l’immobilier de la province.
La commission a également formulé plusieurs recommandations axées sur la profession d’avocat. CPA Canada collabore avec l’International Federation of Accountants (IFAC), qui combat avec l’International Bar Association la criminalité financière et le blanchiment d’argent. De l’avis de Marc Tassé, CPA, professeur de gestion et de droit à l’Université d’Ottawa, tout comme la profession comptable, l’Association du Barreau canadien doit se pencher sur les questions soulevées par la commission.
Pour sa part, Brock Martland estime que l’assujettissement des avocats au régime réglementaire de CANAFE génère de véritables difficultés, et que ce sont les gouvernements provinciaux, et non Ottawa, qui devraient adopter des réformes.
Une chose est claire, toutefois : le contexte qui a fait du Canada un paradis du secret n’est plus. Selon Michele Wood-Tweel, la situation continuera d’évoluer, et la lutte contre le blanchiment d’argent connaîtra de nombreux développements en 2022-2023.
EN SAVOIR PLUS
Lisez notre entrevue avec José Hernandez, expert en lutte contre la corruption, qui explique ce que les CPA peuvent faire pour lutter contre le blanchiment d’argent.
N’oubliez pas de consulter les ressources de CPA Canada consacrées à la lutte contre le blanchiment d’argent, ainsi que le Guide de conformité à la législation sur la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement des activités terroristes.