Philip Ducharme
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Niveler le terrain : surmonter les obstacles qui freinent l’essor des communautés autochtones

Philip Ducharme entend maximiser les chances de réussite pour la relève entrepreneuriale autochtone.

Philip DucharmePhilip Ducharme est devenu l’un des piliers du milieu des affaires dans la sphère autochtone. (Photo : May Truong)

Neuvième enfant d’une famille métisse, Philip Ducharme a grandi dans le petit village de Welwyn, en Saskatchewan. Un univers où les perspectives de carrière étaient à réinventer. « Les études, on ne s’y intéressait pas vraiment. Mes parents avaient quitté l’école après la quatrième année, et moi, après le secondaire, je ne savais que faire. » En quête d’un meilleur avenir, le tout jeune homme a décidé de retourner sur les bancs de l’école et a décroché un diplôme en gestion de l’Université de Regina. Devenu l’un des piliers du milieu des affaires dans la sphère autochtone, Philip Ducharme a collaboré avec maints partenaires, d’un océan à l’autre, dans des domaines tels l’approvisionnement, la santé, l’enseignement et l’emploi. En 2020, il a été nommé vice-président, Entrepreneuriat et approvisionnement au Conseil canadien pour l’entreprise autochtone (CCEA). Depuis, il a tendu la main à une foule de partenaires autochtones, des professionnels indépendants aux PME, pour les aider à surmonter les obstacles qui freinaient leur progression. Fort de 25 ans d’expérience, Philip Ducharme entend niveler le terrain pour donner aux entrepreneurs autochtones les moyens de participer pleinement à l’activité économique.

Qu’est-ce qui vous a mené à une carrière dans les affaires?
J’ai toujours aimé les chiffres et la comptabilité. Je me suis inscrit au programme préparatoire aux affaires à l’Institut Gabriel-Dumont, un centre éducatif et culturel pour les Métis en Saskatchewan, ce qui m’a permis d’obtenir ensuite un diplôme de l’Université de Regina. J’étais timide, je venais d’une petite ville, donc j’ai trouvé difficile de passer d’une classe où j’avais trois camarades à des cours où je côtoyais une centaine d’étudiants. Il y avait alors beaucoup de racisme en Saskatchewan, et malheureusement, ce problème persiste. Face à la discrimination, ou bien on s’endurcit, ou bien on devient silencieux et réservé, ce qui a été mon cas à l’époque. Après mes études, j’ai dû apprendre à surmonter ma gêne quand je devais m’adresser à un auditoire au travail.

Une fois diplômé, avez-vous souffert du racisme, de la discrimination?
C’est dommage, mais la réponse est oui. Après mon diplôme en 1993, j’ai cherché du travail, évidemment. En première étape de sélection, le recrutement passait par un entretien au téléphone. Tout allait bien au début, mais, étant donné que je m’appelle Ducharme, les employeurs me croyaient à tort issu d’un milieu francophone. Comme je suis visiblement autochtone, à l’entrevue en personne, plusieurs recruteurs, qui constataient leur méprise, m’ont vite écarté. J’ai compris que même si j’avais un diplôme en poche, j’aurais du mal à décrocher un emploi. Et le découragement s’est installé.

Philip DucharmePhilip Ducharme recueille jour après jour des témoignages de réussite convaincants. (Photo : May Truong)

Comment faire pour surmonter la discrimination?
Comme j’avais du mal à trouver du travail en Saskatchewan, j’ai déménagé à Toronto, où je pensais obtenir davantage de débouchés. Et le bureau provincial du Conseil canadien pour l’entreprise autochtone, le CCEA, m’a engagé comme adjoint. Entre autres, j’aidais les candidats à mettre à jour leur CV. Je serai toujours reconnaissant à ceux qui m’ont embauché de m’avoir donné ma chance. Et quand j’ai commencé à réseauter avec des membres des communautés autochtones qui avaient réussi, à Toronto, j’ai repris confiance. J’ai vu leur énergie, leur persévérance, eux qui étaient parfois aux prises avec des difficultés plus grandes que les miennes, et leur exemple m’a inspiré. Peu après m’être établi à Toronto, j’ai travaillé aux services bancaires par téléphone et en ligne de la CIBC et de la Banque de Montréal. Au fil des ans, cette expérience m’a ouvert d’autres pistes, qui m’ont ramené au CCEA par la suite.

L’entrepreneuriat vient assurer l’essor économique et l’autonomie des communautés autochtones, et le CCEA leur apporte son appui. Parlez-nous de ce travail.
Les personnes autochtones ont été négligées à bien des égards dans notre société. Le CCEA a pour mandat de faciliter les échanges entre les peuples autochtones et les autres collectivités du Canada. C’est ici que l’entrepreneuriat entre en scène. Au-delà des programmes d’aide, les entrepreneurs autochtones, axés sur la croissance et l’autosuffisance, prennent les devants. Quand ils lancent une entreprise, ils recrutent souvent dans les communautés autochtones. Ils réinvestissent aussi dans leur collectivité par la suite, collectivité qu’ils soutiennent par la création de bourses, de centres culturels. À cela s’ajoute la fierté qu’inspire la réussite des autres, issus de leur milieu, une réussite qui donne des ailes. Au CCEA, je prends en main différentes interventions, comme le programme Changement d’approvisionnement, qui valorise une stratégie d’approvisionnement tournée vers les entreprises autochtones. Par l’établissement de relations entre le gouvernement fédéral, les partenaires non autochtones et les entreprises autochtones, nous créons des débouchés, le tout pour accroître la participation des membres de nos communautés dans tous les domaines.

Y a-t-il un exemple de réussite d’un entrepreneur autochtone qui vous plaît particulièrement?
J’en vois tous les jours. Je collabore avec bon nombre de PME qui restent fréquemment dans l’ombre. Mon travail consiste en partie à les aider à répondre aux appels d’offres du gouvernement fédéral et d’autres entités en quête de biens et de services. Quand l’un de ces entrepreneurs m’apprend qu’il a décroché un contrat, souvent providentiel, j’en suis ravi. Mais j’avoue que mon modèle, c’est Dave Tuccaro, un entrepreneur de Fort McMurray. Sa générosité a eu de larges retombées dans la communauté d’affaires autochtone. Pourtant, c’est l’un des hommes les plus humbles, les plus terre-à-terre qui soient.

En 25 ans de carrière, qu’avez-vous appris sur les clés de la réussite pour les entrepreneurs et professionnels autochtones?
Il est capital d’être à l’écoute et de poser des questions. Les entrepreneurs intuitifs se mettent en quête de réponses, pour faire des apprentissages et veiller à l’expansion de leurs affaires. Dans bien des cas, à mon avis, les meilleurs entrepreneurs autochtones restent d’abord et avant tout fidèles à eux-mêmes et à leurs valeurs. D’ailleurs, beaucoup d’entre eux entretiennent encore assidûment leurs traditions culturelles. Il est vrai que la réussite peut parfois nous tourner la tête, mais rester fidèle à ses valeurs, c’est se donner les moyens de garder les pieds sur terre.

Quels conseils adresser aux futurs entrepreneurs autochtones?
Rencontrez d’autres entrepreneurs pour nouer des liens et adhérez à des organismes comme le CCEA, qui organisent des activités de réseautage. Vous découvrirez peut-être un mentor ou un collaborateur qui vous aidera à avancer dans un domaine où vous éprouvez des difficultés. La plupart des entrepreneurs et professionnels autochtones sont fin prêts à transmettre leur savoir à la relève, qui offre la promesse de l’avenir, mais il faut se donner la peine de les trouver.

Quels obstacles empêchent les entrepreneurs autochtones d’accéder au financement et aux ressources? Comment surmonter ces problèmes?
Il est difficile pour les entreprises autochtones d’obtenir un prêt, à cause des préjugés inconscients, présents dans les établissements de crédit. Une entreprise autochtone sera souvent perçue comme présentant davantage de risque qu’une autre entreprise. En outre, contrairement à la plupart des Canadiens qui se lancent en affaires, les entrepreneurs qui vivent dans les réserves des Premières Nations ne peuvent offrir leur maison en garantie d’un prêt, car, en principe, les terres des réserves appartiennent à la Couronne. Les résidents ne détiennent en général qu’un certificat de possession. Ce sont quelques-uns des nombreux obstacles auxquels se heurtent les membres des communautés autochtones. Cela dit, le Canada a un vaste réseau d’institutions financières autochtones qui sont là pour épauler les entreprises. Mais le financement qu’elles reçoivent du gouvernement fédéral reste insuffisant, il faudrait l’augmenter.

Quelles autres mesures le gouvernement pourrait-il prendre pour favoriser l’entrepreneuriat et le développement économique autochtones?
Le gouvernement fédéral a adopté la Stratégie d’approvisionnement auprès des entreprises autochtones (SAEA), qui vise à ouvrir davantage de marchés à nos entrepreneurs. En août 2021, la ministre des Services publics et de l’Approvisionnement a précisé dans une lettre de mandat que les ministères et organismes fédéraux s’engageaient à attribuer au moins 5 % de leurs contrats à des entreprises autochtones. Un apport de 35,2 M$, qui représente un appui d’envergure pour alimenter l’expansion économique des communautés autochtones. Mais il y a lieu de repenser le processus pour faciliter l’essor des PME, notamment par une simplification des démarches de passation des contrats. À l’heure actuelle, une PME qui répond à un appel d’offres de 50 000 $ doit remplir autant de documents qu’une autre qui répond à un appel d’offres de 100 M$.

Les autres entreprises, elles aussi, peuvent favoriser le développement économique des communautés autochtones, n’est-ce pas?
En général, les autres entreprises se tournent vers une communauté autochtone pour y réaliser un projet qui nécessite son appui. Elles tiennent pour acquis que la communauté l’accueillera favorablement, comme source de retombées économiques. Souvent, ces entreprises tâchent aussi de la convaincre qu’elle a besoin du projet en question. Je crois qu’elles devraient plutôt commencer par être à l’écoute des particularités de la communauté : chacune a ses propres priorités, et le développement économique n’arrive peut-être pas au premier rang si l’eau potable manque ou si les services de santé ne sont pas à la hauteur. Après avoir consulté la communauté et pris en compte ses intérêts, ces entreprises sont appelées à proposer des occasions aux entreprises autochtones. Là encore, on suppose trop souvent que les entrepreneurs autochtones ne seront pas forcément en mesure de participer à certains projets. C’est peut-être vrai au départ, dans certains cas, mais les exemples de collaboration fructueuse à long terme ne manquent pas. Par exemple, dans la région de Wood Buffalo, en Alberta, des exploitants de sables bitumineux ont constaté au début que certains fournisseurs autochtones n’avaient pas toutes les capacités exigées, mais ils les ont aidés à les développer, et depuis, ces entreprises ont accédé au rang de partenaires de confiance.

Dans une perspective d’avenir, quelle évolution souhaitez-vous pour les entrepreneurs autochtones?
J’aimerais voir nos entreprises autochtones participer pleinement à tous les secteurs d’activité, d’un océan à l’autre. Nous voulons travailler à l’essor de nos communautés, et afin d’y arriver, il faut ouvrir de nouveaux débouchés.

POUR EN SAVOIR PLUS SUR LA CULTURE AUTOCHTONE

Découvrez cinq pistes à explorer pour mieux comprendre l’histoire autochtone. Renseignez-vous sur le nouveau programme pour étudiants autochtones de l’École de gestion CPA de l’Ouest, en Alberta, ainsi que sur le cours Introduction à la culture des peuples autochtones de CPA Canada et le Programme de mentorat Martin / CPA Canada pour les élèves autochtones du secondaire.

Lisez également notre entretien avec Scott Munro, CPA, et découvrez en quoi les savoirs autochtones sont essentiels à la gestion des facteurs ESG.