Un travail riche de sens
Le pire, pour le salarié, est de se sentir coincé pour toujours à un poste qui ne lui correspond pas, d’être piégé dans un emploi routinier qui n’utilise pas ses compétences ni ne les développe, bref d’être condamné à un présent éternel, explique Mickaël Mangot. (Tous droits réservés)
Les Nations Unies classent le Canada en 9e position des pays où l’indice de bonheur est le plus élevé. Et pourtant, rapporte l’économiste Mickaël Mangot dans son plus récent livre, L’Empire du sens, 30 % des Canadiens ne trouvent pas de sens à leur vie. Un chiffre en constante augmentation depuis 14 ans.
Bonheur et sens, rappelle-t-il, ne sont pas incompatibles. Mais si le bonheur consiste à « prendre », dans une perspective égocentrée, subjective et à court terme, la quête de sens, elle, consiste à « donner », à « construire », dans une perspective élargie, en partie objective et à long terme. Les satisfactions y sont supérieures. Plus ardue, la quête de sens peut mener au bonheur, mais pas l’inverse.
Cette perte de sens, analyse l’auteur, est généralisée. « Libérales et individualistes, dépourvues de spiritualité, soumises à une économie destructrice de l’environnement », nos sociétés occidentales suscitent de plus en plus un sentiment de vide, notamment dans le monde du travail.
DES TRAVAILLEURS BALLOTTÉS
À lire Mickaël Mangot, directeur de l’Institut de l’Économie du Bonheur qu’il a fondé en France en 2016, les CPA devraient être plutôt bien lotis : processus clairs et pertinents, perspectives de carrière, réalisations observables, sentiment d’appartenance, finalité claire, stable et positive, etc.
Toutefois, des pressions s’exercent, comme « la révolution technologique [qui] n’est qu’une des multiples forces telluriques qui font vaciller actuellement le travail sur ses bases ». La carrière traditionnelle, stable et prévisible, garantie en échange d’une certaine loyauté, se raréfie, et fait ainsi place à une carrière imprévisible, où les compétences doivent être transférables.
Dans pareil contexte, explique l’auteur, plus un travailleur aura l’impression que son travail lui correspond (et que son potentiel est de mieux en mieux utilisé), plus son sentiment d’une finalité grandira. « Le pire, pour le salarié, est de se sentir coincé pour toujours à un poste qui ne lui correspondra pas plus demain qu’aujourd’hui, d’être piégé dans un emploi routinier qui n’utilise pas ses compétences ni ne les développe, bref d’être condamné à un présent éternel. »
Certaines entreprises font du sens au travail une récompense psychologique.
Exprimer son plein potentiel (créer, réussir), se développer et devenir soi (progresser, être authentique), servir les autres (avoir un impact) et s’unir avec les autres (partager des valeurs, travailler ensemble) : voilà quelques clés pour garantir un emploi qui donne un sens à l’existence. Une rémunération attrayante peut favoriser le bonheur, mais ses effets s’estompent, voire s’inversent. Un certain niveau de revenus implique souvent un certain niveau de dépenses, qui empêche tout retour en arrière.
Mangot met aussi en garde contre les « troisirs », cette zone grise où se mêlent travail et loisir. Le problème, c’est que les troisirs (répondre à ses courriels professionnels en dehors des heures de travail) empiètent sur le temps de loisir sans procurer les mêmes bénéfices sur le plan du détachement, de la relaxation. Nombre de travailleurs (surtout depuis le début de la pandémie) vivent cette situation qui a même un nom : « télépression ».
DANS L’INTÉRÊT DES ENTREPRISES
« Avec le sens, les entreprises pensent détenir un filon extraordinaire pour attirer les recrues, engager les salariés et séduire les consommateurs, écrit Mickaël Mangot. Mais le sens est avant tout une denrée précieuse à choyer, qui nécessite une cohérence totale et persistante entre les dires et les actes. »
Hélas, certaines organisations ont déjà implanté « des stratégies classiques de manipulation du sens [consistant] à invoquer un idéal supérieur (une pseudo-mission), à doper le sentiment d’appartenance à un collectif (une “famille”) ou à faire miroiter des possibilités futures (mais illusoires) de développement personnel (évolutions de carrière, formations, possibilités de mobilité…) ».
Puisque le sens fait augmenter tant la motivation que la productivité et réduit certains coûts aussi bien directs qu’indirects, quelques employeurs en font une récompense psychologique déguisée. D’autres en profitent pour offrir des salaires inférieurs. Cette récupération, nommée purpose washing, peut être orchestrée par un responsable en chef de la finalité, chargé de formuler une raison d’être philosophique qui saura guider les employés vers le graal. Mais le décalage est parfois trop fort « entre les idéaux scandés (les sacrosaintes valeurs de l’entreprise) et la réalité concrète des opérations ». Cet écart entraîne « une impression générale de fausseté qui alimente des émotions et des comportements négatifs chez les salariés (ironie, cynisme, colère, désengagement…) nuisibles à la performance ».
« La plupart [des organisations] se sont construites et développées sans chercher à offrir une solution à un problème social mais bien plus en répondant à une demande solvable », rappelle l’auteur. Dans nos sociétés contemporaines individualistes, conclut-il, le travail, l’épargne et la consommation (deux autres sujets abordés dans le livre) sont en pleine mutation et obligent les entreprises à repenser de manière authentique leurs pratiques, les emplois qu’elles proposent et jusqu’à leur propre finalité. Une démarche ambitieuse, mais qui, finalement, tombe sous le sens.
DES LECTURES INSPIRANTES
Notre vision du progrès nous a-t-elle fait perdre de vue l’essentiel? La réponse dans ce livre. Lisez également le récit captivant de la vie d’entrepreneurs qui ont des choses à nous apprendre.