Une rangée de maisons colorées dans une rue au bord de l'eau à Dartmouth, en Nouvelle-Écosse.
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Le marché immobilier bat des records: faut-il craindre une surchauffe?

Prix stratosphériques, taux hypothécaires avantageux, mais voués à remonter et rétrécissement de l’offre ne semblent pas freiner l’ardeur des acheteurs.

Une rangée de maisons colorées dans une rue au bord de l'eau à Dartmouth, en Nouvelle-Écosse.Le prix moyen des logements à Halifax-Dartmouth a augmenté de 24 % entre 2020 et 2021. (Getty Images)

Qui aurait pu voir dans sa boule de cristal qu’une pandémie créerait pareille frénésie immobilière? En 2021, les ventes ont fracassé le précédent record de 2020. Et la demande, en ébullition, continue de surpasser l’offre. Résultat : les prix montent, et montent encore. Si on ajoute les pressions inflationnistes au tableau, il faudra patienter « des années » avant un retour à la normale, peut-on lire dans la dernière mise à jour économique et budgétaire présentée par Ottawa. Mois après mois, le marché immobilier surchauffe toujours davantage, et rien ne laisse présager un quelconque essoufflement.

Pendant les 10 premiers mois de 2021, 580 000 biens immobiliers ont changé de mains, soit plus que le pic de 552 423 pour tout 2020. Et l’Indice des prix des propriétés MLS a connu un bond sans précédent de 25,3 % entre 2020 et 2021. Les prix à Toronto ont franchi un nouveau sommet en novembre, en hausse de 28,3 % par rapport à 2020 à pareille date. Vu la baisse de l’inventaire de propriétés (-10 % pour les copropriétés), le prix de vente moyen y a atteint un record de 1,163 M$, soit 21,7 % de plus que l’année d’avant. À l’échelle nationale, il a augmenté de 19,6 % pour culminer à 720 854 $. Et à Vancouver, les ventes ont monté de 11,9 % dans l’ensemble, et de 8,6 % entre septembre et octobre. Il faut revenir à juillet 2020 pour voir un tel bond, d’un mois à l’autre.

Les analystes s’entendent sur une chose : le marché, porté par des taux d’intérêt au plancher et par une offre comprimée, n’est pas près d’un retour au calme.

« La hausse devrait se poursuivre, du moins à court terme », prévoit Martin Joyce, associé et leader national, Services à la personne et services sociaux, chez KPMG. S’il s’attend à des variations d’un océan à l’autre, les faibles taux, la forte migration interprovinciale et l’offre en berne devraient encore faire gonfler les prix un certain temps.

À son examen de la politique monétaire de janvier 2022, la Banque du Canada n’a pas touché à son taux du financement à un jour, cloué à 0,25 % depuis l’arrivée de la pandémie, mais elle a annoncé qu’elle pourrait bien le relever à la prochaine date d’établissement du taux, le 2 mars.

Devant la perspective d’un relèvement du taux du financement à un jour qui ferait grimper les taux hypothécaires, les particuliers qui rêvent d’accéder à la propriété pourraient appuyer sur l’accélérateur, soutient Benjamin Tal, économiste en chef adjoint, à Marchés des capitaux CIBC.

« Ceux qui avaient l’intention d’acheter prochainement vont peut-être se hâter de profiter des taux d’intérêt actuels, pour ainsi dire dérisoires. C’est un phénomène passager qu’on observe chaque fois que les taux commencent à monter. Si on se fie aux tendances, l’activité sera forte dans les prochains mois, et puis, il y aura un ralentissement au deuxième semestre. »

En temps de pandémie, les prévisions immobilières ne sont pas chose simple, le marché allant parfois à contre-courant des projections.

Selon une spécialiste, on aurait sous-estimé l’incidence de l’afflux des jeunes premiers acheteurs sur le marché immobilier.

« Au début, on ne s’attendait pas à cette frénésie. L’heure était aux mises à pied et aux fermetures, et non à l’achat de propriétés. Du moins, c’est ce qu’on croyait », explique Julie Manna, courtière en prêts hypothécaires et CPA de Calgary. « C’est un phénomène qui nous a pris de court en 2020, mais sa persistance, elle, on a pu la voir venir. Vraiment, 2021 a été une année tout sauf normale, et on n’a pas chômé. »

Pour elle, le boom immobilier n’a pas seulement élargi le bassin de premiers acheteurs : les propriétaires aussi se bousculent pour profiter des taux d’intérêt avantageux et emprunter davantage pour faire des travaux et réaménager leur lieu de vie, à l’heure où le télétravail se généralise. Elle ajoute que, l’an passé, elle a présenté un nombre record de demandes de garantie de taux pour une préapprobation hypothécaire. Les demandes de garantie de taux, jadis plutôt rares, ont pris figure de pratique courante. Presque chaque préapprobation a été assortie d’une telle demande d’engagement ferme, en général pour une fourchette de 90 à 120 jours. C’est que la volatilité a gagné les taux fixes de cinq ans vers la fin de 2021 : le plus bas taux annoncé pour les prêts à taux variable est ainsi passé de 1,34 % à 0,85 % en trois jours en novembre.

« Les demandes de garantie de taux se sont multipliées, souvent dans la panique. On ne comptait plus nos heures. »

De l’avis de Benjamin Tal, la surchauffe immobilière est due aux répercussions économiques inégales du premier confinement. La classe à faible revenu, en général locataire et jeune, a été la plus touchée par le chômage, tandis que la classe supérieure a pu continuer de travailler à distance. Autre facteur : la démographie. Selon un rapport du Centre for Urban Research and Land Development (CUR) de l’Université Ryerson, en 2016, le nombre de Y s’apprêtant à voler de leurs propres ailes – et à se doter d’un premier nid – était de 700 000 dans le « Golden Horseshoe », le pôle urbain du centre sud de l’Ontario.

« On aurait sous-estimé l’incidence de cet afflux de jeunes premiers acheteurs, explique Diana Petramala, économiste en chef du CUR. En 2019, les Y qui n’étaient pas encore propriétaires avaient davantage de liquidités en main que les générations précédentes. Quand ils le pouvaient, donc, c’est sûr qu’ils étoffaient leur mise de fonds. »

Sont aussi montrés du doigt les acquéreurs étrangers et les fiducies immobilières multinationales. Pour baliser leurs activités, Justin Trudeau proposait, dans une lettre adressée en décembre au ministre du Logement et de la Diversité et de l’Inclusion, Ahmed Hussen, de resserrer les conditions d’accès au marché immobilier, en plus de mettre fin aux offres à l’aveugle, entre autres solutions.

Pour citer le ministre : « Ce qu’il faut, c’est réduire le mouvement spéculatif sur le marché et freiner les hausses de prix vertigineuses. »

Vue aérienne de la ville de ReginaLe prix moyen des logements à Regina a augmenté de 3,8 % entre 2020 et 2021. (Photo Dreamstime)

Si un marché immobilier en ébullition peut sourire aux vendeurs, l’économie nationale, elle, en profite moins. En raison des prix records, les premiers acheteurs qui rêvent de se loger dans les grands centres comme Vancouver ou Toronto peuvent avoir à s’éloigner, une décision qui n’est pas sans conséquences. Leurs habitudes de consommation évolueront. De plus, si leur employeur exige un retour au travail en présentiel, seront-ils en mesure de prendre le virage?

Benjamin Tal pense qu’un ralentissement, causé par des hausses de taux faibles mais fréquentes de la part de la banque centrale, permettrait une correction sans heurts ni coup de frein. « Le bouillonnement qu’on a pu voir en 2021 n’était pas viable. Selon moi, ce n’est pas à l’immobilier de se faire l’un des moteurs de la croissance économique. »

À son examen de la politique monétaire de janvier, la Banque du Canada a cessé de fournir des « indications prospectives exceptionnelles ». Maintenant que l’économie s’est remise des chocs initiaux de la COVID-19, la priorité de la Banque est d’augmenter les coûts d’emprunt pour maîtriser l’inflation. « Tout le monde doit s’attendre à ce que les taux d’intérêt suivent une trajectoire à la hausse » a déclaré aux journalistes le gouverneur de la Banque du Canada, Tiff Macklem. « Quand nous parlons d’une trajectoire, il ne s’agira pas d’une hausse unique, mais graduelle. »

Dans son long rapport de renouvellement du cadre de politique monétaire de décembre, la Banque a souligné qu’« une longue période de bas taux d’intérêt pourrait favoriser un accroissement des vulnérabilités financières ».

Jason Armstrong, courtier hypothécaire et CPA de London, constate que davantage de clients ont besoin d’un cosignataire et s’en inquiète. Ceux qui se sont lourdement endettés se retrouveront-ils au pied du mur, une fois la pandémie jugulée et les taux à la hausse? « Certains se contentaient d’une maison modeste et d’autres choisissaient de louer pour pouvoir voyager et se gâter. Mais au sortir de la pandémie, le marché aura changé, et les acheteurs se rendront compte que leur rêve sera difficile à réaliser. » [Voir Vous comptez acheter une maison avec un bon ami? Lisez d’abord ceci, pour en savoir plus sur les acquisitions immobilières faites avec quelqu’un d’autre que votre conjoint ou conjointe.]

La flambée des prix a agi comme barrière à l’accession à la propriété. La crise du logement a d’ailleurs été une question dominante aux dernières élections, les libéraux s’étant engagés à investir 20 G$ dans l’infrastructure sociale et à faire du logement abordable une priorité des 10 prochaines années. En 2022, on prévoit l’instauration d’une taxe fédérale de 1 % sur les propriétés vacantes détenues par des personnes non résidentes et non canadiennes. Vancouver s’est doté en 2017 de sa propre taxe, qui lui a depuis rapporté 86,6 M$ à l’appui de « diverses initiatives de logement abordable », peut-on lire dans son rapport de 2020 sur la taxe sur les logements vacants. En a aussi découlé une chute de 26 % du nombre de résidences inoccupées. Du côté de Toronto, une récente politique de zonage d’inclusion exige des nouveaux complexes domiciliaires qu’ils prévoient un certain pourcentage de logements à loyer modique ou d’unités abordables. C’est là « l’une des nombreuses solutions » au problème, explique Martin Joyce.

« Plus les prix montent, et plus les solutions devront être radicales. Reste à savoir si on les trouvera vraiment. »

Les propriétaires aussi se bousculent pour profiter des taux d’intérêt avantageux et emprunter davantage.

Par exemple, l’Incitatif à l’achat d’une première propriété proposé par la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL) offre aux premiers acheteurs un coup de pouce : un financement de 5 % ou 10 % du coût d’achat si l’emprunt total ne dépasse pas quatre fois leur revenu admissible (quatre fois et demie pour Toronto, Vancouver et Victoria), financement à rembourser par la suite. Une aide qui ne cadre pas avec la réalité sur le terrain. D’après Julie Manna, peu d’acheteurs la demandent.

« Le coût du logement a tellement augmenté que cette solution n’est bien souvent pas envisageable. » Pour faciliter l’accession à la propriété, on aurait plutôt avantage à faire passer l’amortissement des prêts assurés par la SCHL à 30 ans, avance-t-elle.

Si la Stratégie nationale sur le logement, qui prévoit 72 G$ sur 10 ans, constitue un pas en avant, de l’avis de Diana Petramala, « c’est encore trop peu », et l’enveloppe pourrait être bonifiée de beaucoup.

Mais au fond, ne faudrait-il pas secouer les préjugés et cesser de présenter l’achat d’un bien immobilier comme une nécessité absolue? Une hausse de l’offre d’habitations à vocation locative (plutôt qu’une frontière poreuse entre logements à loyer et copropriétés) pourrait contribuer à faire de la location un choix viable aux yeux des Canadiens.

« Un jeune ménage qui décide de louer n’aurait plus l’impression d’être jugé, de s’exposer à la réprobation, fait valoir Benjamin Tal. C’est, à mon sens, la mentalité qu’on doit se forger, et une piste de solution. »

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