La guerre en Ukraine met à mal de nombreux systèmes financiers
La guerre en Ukraine et les sanctions économiques infligées à la Russie par divers pays ont braqué les projecteurs sur le système financier mondial. (iStock)
Le matin du 24 février, Vladimir Poutine, dans une conférence de presse, annonce le lancement d’une « opération militaire spéciale » en Ukraine pour, dit-il, dénazifier le pays. Quelques instants plus tard, des missiles et des roquettes s’abattent sur Kyiv, la capitale, et marquent le début officiel de ce qui deviendra le pire assaut contre un pays européen depuis la Seconde Guerre mondiale. Presque immédiatement, des États se portent à la défense de l’Ukraine, mais sans utiliser des bombes ni des fusils. Leur arme de choix? Le système financier mondial.
Ce jour-là, dans une « action sans précédent », les États-Unis bloquent l’accès au système financier américain à deux des plus grandes institutions bancaires russes, Sberbank et VTB, qui ne peuvent plus, dès lors, s’en servir pour faire des paiements. À elles seules, ces deux banques réalisent des opérations de change de plusieurs milliards de dollars à l’échelle mondiale, dont 80 % en billets verts. Cette exclusion rend pratiquement impossible pour les sociétés russes de faire des affaires avec des entreprises américaines.
Deux jours plus tard, plusieurs pays emboîtent le pas et portent un coup encore plus dévastateur à l’économie russe, aux dires de nombreux observateurs. La Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication (SWIFT), un service employé par 11 000 banques dans 200 pays pour faire des virements, boute plusieurs établissements financiers russes hors de son réseau. Instantanément, il devient très difficile pour une entreprise, un oligarque ou un citoyen russe de transférer de l’argent vers et depuis d’autres pays. Poutine ne commente pas la suspension, mais lors de l’annexion de la Crimée par la Russie, en 2014, il avait dit qu’il considérerait une telle mesure comme une déclaration de guerre.
Ces sanctions très médiatisées, et d’autres infligées par les États-Unis et le Canada pendant les premiers mois, portent leurs fruits. Le 12 avril, la Russie, incapable de convertir des roubles en dollars américains, annonce qu’elle risque de se retrouver en défaut de paiement de millions d’intérêts sur obligations (elle a honoré sa signature par la suite). Ces interventions mettent aussi au-devant de la scène le système financier mondial et, surtout, la façon dont certains individus ou pays l’utilisent à des fins frauduleuses.
Jusqu’à l’invasion, la majorité des gens ne s’intéressaient guère au réseau SWIFT ni à la manière dont les oligarques déplaçaient des fonds d’un pays à l’autre. À présent, ces questions, notamment le blanchiment d’argent ainsi que l’approvisionnement en pétrole et en gaz, sont au cœur des préoccupations. « L’attaque de l’Ukraine a attiré l’attention sur la situation politique en Russie et le rôle des oligarques », explique Laurence Booth, titulaire de la chaire CIT en financement structuré à la Rotman School of Management. « Elle a exposé le blanchiment d’argent et les milliards que les oligarques sortent de la Russie pour acheter des propriétés et des yachts hors de prix. »
Les Russes fortunés, comme les oligarques et même le président, compteraient parmi les plus grands blanchisseurs d’argent. Selon une publication de l’École d’économie de Paris, leur richesse cachée équivalait en 2015 à 85 % du PIB de la Russie. Bill Browder, ancien conseiller en placement établi en Russie, est à l’origine de la loi Magnitski, adoptée par les États-Unis pour geler les actifs d’auteurs de violations graves des droits de la personne. Dans un entretien accordé à NPR, il a déclaré : « D’après moi, Poutine a envahi l’Ukraine parce qu’il a volé tellement d’argent qu’il craint que la population russe se soulève. Il a besoin de faire diversion. »
Beaucoup pensent que l’attaque russe a été financée par des revenus illégaux, souligne Michele Wood-Tweel, vice-présidente, Affaires réglementaires, à CPA Canada. « La Russie exploite les failles du système financier depuis longtemps et elle recourt souvent à l’immobilier, à la cryptomonnaie ou aux paradis fiscaux pour blanchir de l’argent. »
« Aujourd’hui, nous subissons les contrecoups de la corruption en Russie, ajoute-t-elle. Ils ont profité de diverses situations dans le monde, ont acquis pouvoir et richesse, et l’argent engrangé leur sert maintenant à financer leurs opérations en Ukraine. »
Des yachts hors de prix font partie des biens saisis par les autorités du monde entier à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. (Getty Images)
BLANCHIMENT D’ARGENT : EXPLICATION
Qui dit crime dit souvent blanchiment d’argent, a constaté Ivan Zasarsky, associé et leader national, groupe Lutte contre la criminalité financière, chez PwC Canada. Qu’il s’agisse de contrebande de drogue, de vol, d’extorsion ou de traite de personnes, le crime ne dépend pas des réseaux de télécommunication, et les produits des activités illicites se frayeront un chemin jusqu’aux destinataires.
L’interconnexion des systèmes financiers mondiaux permet de dissimuler ces fonds parmi les milliers de milliards de dollars qui circulent dans le monde. « Les systèmes de télécommunication internationaux visent à supprimer les obstacles et à favoriser la transmission d’instructions de commerce international, et non à prévenir les crimes financiers », précise Ivan Zasarsky.
Le blanchiment d’argent, poursuit-il, est facile à mettre en œuvre, pourvu qu’on agisse loin des regards. Le processus comprend trois étapes fondées sur différents aspects du système financier.
1re étape : Le placement
À la première étape, les organisations criminelles, entreprises, États et autres introduisent des fonds provenant d’opérations délictueuses dans le système financier. Diverses options s’offrent à eux : ils peuvent acheter des jetons de casino et les convertir en espèces ou utiliser une méthode prisée des criminels, le « schtroumpfage », qui consiste à déposer dans différents comptes de petites sommes, généralement inférieures au seuil de déclaration obligatoire de 10 000 $ pour éviter toute détection.
2e étape : L’enfouissement
Une fois l’argent obtenu illégalement déposé dans des comptes légaux, on l’enfouit, c’est-à-dire qu’on le déplace d’un pays à l’autre pour cacher sa source, souvent grâce au réseau SWIFT, qui met une distance entre les dollars et les criminels. Les sommes sont transférées dans divers comptes bancaires, mais aussi dans divers types de placements : actions, cryptomonnaies et dérivés tels que les options. Plus l’argent circule, plus il est difficile pour les autorités d’en retrouver l’origine.
3e étape : La réintégration
Enfin, l’argent, désormais issu de sources légales, revient au criminel. La personne achète alors une entreprise qui génère des dividendes et des profits ou bien une maison ou un condo qu’elle peut ensuite vendre pour en tirer des liasses de billets. L’idée est de récupérer l’argent blanchi (et plus) sous une forme qui n’attirera pas l’attention.
Il existe d’autres stratégies de blanchiment. Par exemple, la Russie utilise ce qu’on appelle le blanchiment d’argent par voies commerciales, c’est-à-dire qu’elle tire parti des règles commerciales pour opérer des virements transfrontaliers. Dans le fameux stratagème de la laverie moldave révélé en 2014, le Trésor russe employait diverses sociétés-écrans pour détourner des fonds tirés d’activités frauduleuses, de contrats publics pipés, et d’évasion douanière et fiscale.
Selon l’Organized Crime and Corruption Reporting Project, ces sociétés-écrans ont créé des dettes fictives que d’autres sociétés coquilles disaient ne pas pouvoir rembourser. Les « prêteurs » ont alors saisi la justice moldave, qui a ordonné aux entreprises russes responsables de la « dette » de verser ces montants sur un compte sous le contrôle du tribunal dans une banque où ces sociétés-écrans détenaient aussi des comptes. Des milliards de dollars afflueront ainsi à la banque, puis dans les comptes des sociétés-écrans. Une partie sera ensuite transférée vers une banque lettone, tandis qu’une portion importante servira à financer divers achats, comme envoyer le groupe rock floridien The Red Jumpsuit Apparatus en tournée en Russie (rien n’indique que le groupe était au courant du stratagème). Selon les autorités, la fraude, établie à quelque 20 G$ US, avoisinerait plutôt les 80 G$ US.
INSAISISSABLE
D’après Laurence Booth, le blanchiment d’argent est difficile à détecter parce que la plupart des virements SWIFT sont d’abord faits en dollars américains, puis convertis dans les devises ciblées : dollar canadien, livre sterling ou yuan chinois. Une fois l’argent injecté dans le système monétaire américain, il est beaucoup plus difficile à trouver. « Les oligarques russes dépensent cet argent en dollars américains parce que le volume et la liquidité dans ce système monétaire permettent de le dissimuler très facilement au milieu de toutes les transactions. »
Par ailleurs, le blanchiment s’appuie souvent sur la complicité d’une personne qui travaille pour une banque légitime. De nombreuses banques et leurs employés se sont fait prendre pour avoir participé à une activité criminelle. En 2017, la Deutsche Bank s’est vu imposer une amende de 630 M$ pour défaut de prévention d’activités suspectes de 10 G$ par des blanchisseurs russes. En 2020, Goldman Sachs s’est vu infliger une amende de plus de 3 G$ pour avoir pris part à une opération qui a permis à l’entreprise de développement malaise 1MDB de déposer des fonds obtenus en vue de projets de développement publics dans des comptes personnels, dont celui d’un ancien premier ministre.
Heureusement, les banques et les autorités s’améliorent dans la détection des activités de blanchiment d’argent, souligne Ivan Zasarsky. Chaque pays a ses règles, tandis que le Groupe d’action financière (GAFI) intergouvernemental est le chien de garde mondial du blanchiment d’argent et du financement terroriste. Le GAFI fixe des normes, puis travaille avec les décideurs politiques locaux pour instaurer des changements à l’échelle nationale.
Un nombre croissant de pays font également appel à l’intelligence artificielle et à d’autres techniques d’analyse des données toujours plus efficaces, dit Ivan Zasarsky, pour signaler les activités suspectes sur les comptes. Ils partagent des informations, alors que l’évaluation nationale des risques du GAFI – un processus détaillé qui aide les pays à déceler leurs vulnérabilités en matière de blanchiment d’argent – permet aux États de combler leurs lacunes et de renforcer leurs mesures de coercition.
Cependant, aucune politique ni aucun processus ne sont parfaits. Ivan Zasarsky : « Partout, les entités déclarantes et les personnes qui luttent contre les activités criminelles se heurtent à la créativité de ceux qui cherchent à contourner le système et à faire circuler des gains mal acquis. »
Afin de contourner les sanctions américaines, la Russie et la Chine ont développé des solutions de rechange à SWIFT. (Getty)
DOMINATION CROISSANTE DE LA CHINE
Pareil système interconnecté fonctionnait bien jusqu’ici en raison du rôle des États-Unis dans les finances mondiales, explique Laurence Booth. L’hégémonie américaine en matière d’importation et d’exportation des capitaux était telle que les pays n’avaient pas d’autre choix que de négocier en dollars américains, même pour commercer avec une autre nation. Or, cette suprématie est désormais menacée par la Chine, qui, selon plusieurs, deviendra la plus grande économie mondiale d’ici 2030.
Depuis quelques décennies, le commerce entre la Russie et la Chine a connu une expansion vertigineuse. Même si les États-Unis restent de loin le premier partenaire commercial de la Chine, cette dernière est maintenant la principale destination des exportations russes. De fait, la Chine a augmenté ses importations d’énergie en provenance de la Russie de 26 % en mars 2022.
Beaucoup s’inquiètent du fait que les deux pays cherchent des solutions de rechange au réseau SWIFT, notamment pour contourner d’éventuelles sanctions américaines. En 2014, lors d’une première menace d’exclusion de SWIFT par les États-Unis, la Russie a développé un système de transfert de messages financiers (SPFS), tandis que la Chine mettait sur pied un système de paiement interbancaire transfrontalier (CIPS) pour faciliter le virement de yuans outre-frontières. Maintenant que la Russie est exclue de SWIFT, et avec une Chine de plus en plus indépendante des États-Unis, les deux pays pourraient être amenés à optimiser leurs réseaux de remplacement. « La Chine défie les États-Unis. Elle veut s’imposer comme une grande puissance, ajoute Laurence Booth. Elle souhaite créer une organisation parallèle qui lui permettrait d’acheter du pétrole et du gaz russes sur un marché de roubles et de yuans. »
Cette situation pose deux problèmes. Pour le département d’État américain, la Chine est toujours une source de grande préoccupation pour ce qui est du blanchiment d’argent. Et selon le GAFI, la Chine respecterait seulement 9 de ses 40 recommandations. Si la Chine et la Russie utilisent un autre réseau que SWIFT, le blanchiment deviendra beaucoup plus difficile à détecter.
La prédominance de la Chine et ses échanges accrus tant avec la Russie qu’avec d’autres pays de même allégeance politique menacent aussi la démocratie, fait remarquer David-Alexandre Brassard, économiste en chef à CPA Canada. « On voit poindre une lutte entre la démocratie et le totalitarisme, et c’est inquiétant. Devant l’expansion de la Chine, je crains que d’autres pays s’inspirent de ces deux modèles et pensent que le modèle chinois vaut mieux que l’autre. »
La Chine a encore du chemin à faire avant que le yuan devienne la monnaie de choix dans le monde ou bien que le CIPS ou le SPFS remplace SWIFT. Peut-être que cela n’arrivera jamais compte tenu du grand nombre de pays qui recourent à ce réseau. La crise en Ukraine pourrait aussi inciter plus de gens à s’intéresser au fonctionnement du système financier, pour le meilleur et pour le pire.
« Le bon côté de la chose, c’est que la situation est un parfait exemple de ce qui pourrait arriver au système si on fermait les yeux et qu’on ne dénonçait pas ce que font certains régimes dans le monde, y compris le blanchiment d’argent, conclut Michele Wood-Tweel. Peut-être que dans l’avenir, on observera une nouvelle mobilisation des pays et une plus grande volonté de procéder autrement. Il est à espérer que ces pays resteront fidèles à cet objectif. On ne peut jeter l’ordre mondial des choses aux orties. Il faut plutôt battre les criminels à leur propre jeu et l’exploiter à notre avantage. »
LUTTE CONTRE LE BLANCHIMENT D’ARGENT
Quand vient le temps de lutter contre le blanchiment d’argent, les CPA doivent impérativement connaitre les dernières mesures en vigueur.