Un grand groupe de personnes tenant des pancartes et manifestant lors de la conférence des Nations Unies sur le changement climatique en 2021.
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L’ISSB mettra enfin de l’ordre dans l’information sur la durabilité

Depuis des années, entreprises, investisseurs et CPA sont aux prises avec des normes concurrentes. Heureusement, une certaine harmonisation se profile.

Un grand groupe de personnes tenant des pancartes et manifestant lors de la conférence des Nations Unies sur le changement climatique en 2021.Une manifestation contre les changements climatiques a eu lieu lors de la COP26 en 2021, alors qu’on annonçait la création du Conseil des normes internationales d’information sur la durabilité. (Getty)

Glasgow, au cœur de l’Écosse, le 3 novembre 2021. Quelques douzaines de participants, réunis dans une vaste salle, se préparent à écouter une allocution fort attendue. C’est le quatrième jour de la Conférence des Nations unies sur les changements climatiques, mieux connue sous le nom de COP26, et d’éminents chefs d’État et PDG ont déjà pris la parole.

Mais ce jour-là, ce n’est pas une illustre personnalité qu’on est venu entendre.

C’est plutôt Erkki Liikanen, auparavant ministre des Finances de la Finlande, maintenant président de l’IFRS Foundation (organisme chargé d’établir les normes comptables suivies par 140 ressorts territoriaux), qui s’apprête à s’exprimer.

Et voilà que, sans tambour ni trompette, l’homme annonce la création par l’IFRS Foundation d’un conseil international qui élaborera des règles pour normaliser la communication, par les sociétés, des incidences que pourraient avoir sur leurs résultats de futures catastrophes. Sécheresses, inondations, tempêtes, quelles seront les conséquences?

« Les marchés de capitaux ont un rôle essentiel à jouer pour que la carboneutralité se concrétise », explique Erkki Liikanen. L’objectif, c’est d’éliminer les émissions de GES pour faire échec aux changements climatiques. « En clair, l’information sur la durabilité doit respecter les mêmes critères de rigueur, de qualité et de comparabilité que l’information financière. »

Le nouveau Conseil des normes internationales d’information sur la durabilité (International Sustainability Standards Board – ISSB) sera appelé à mettre de l’ordre dans un univers où la confusion règne, mais sa création a soulevé des questions. Dans quelle mesure les normes seraient-elles explicites et rigoureuses? Quel serait leur champ d’application? Comment déterminer si les engagements seraient bel et bien respectés, du point de vue des investisseurs?

Un an plus tard, des réponses s’esquissent. D’où, selon les experts, des retentissements sur les marchés de capitaux et, par ricochet, sur la profession comptable.

« Jamais la sphère comptable n’aura évolué à une telle allure, en 40 ans », précise Bob Bosshard, président du Conseil des normes d’audit et de certification, pour décrire la prolifération des normes d’information sur la durabilité. « Tout a démarré sur les chapeaux de roue. »

Le virage vers la présentation d’information sur la durabilité découle des mouvements écologistes des années 1960. À l’époque, des manifestes comme Printemps silencieux de Rachel Carson, un essai alarmant sur les pesticides, braquent les projecteurs sur des errements regrettables. Quinze ans de catastrophes se succèdent, et certaines marqueront l’opinion. Des hydrocarbures en surface prennent feu sur la rivière Cuyahoga à Cleveland, et on découvre des déchets toxiques non loin de Niagara Falls. Les décideurs le constatent, on arrive à un point de rupture.

C’est en 1989, quand le pétrolier Exxon Valdez s’échoue sur les côtes de l’Alaska, déversant 41 millions de litres de brut, que les répercussions pour les actionnaires se précisent. On voit à la télévision des images d’oiseaux englués de pétrole, Exxon est condamnée à verser des milliards en amendes, et voilà qu’on réclame davantage d’informations sur le bilan environnemental des entreprises.

Le désastre de l’Exxon Valdez conduira à la création de la Global Reporting Initiative, qui publie en 2000 le premier cadre mondial d’information sur la durabilité. Avec le temps, les normes, d’abord axées sur les préoccupations environnementales, engloberont les enjeux sociaux et de gouvernance.

Avec la sensibilisation aux changements climatiques, les référentiels évoluent. Aujourd’hui, il existe plus de 600 normes, selon Brightest, qui propose des logiciels de suivi des facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG).

C’est trop, s’exclament les spécialistes, car la profusion de normes sème la confusion chez les investisseurs et laisse les entreprises sélectionner à dessein les données communiquées.

« Imaginez que le professeur dise à l’élève de choisir les questions d’examen et de noter lui-même sa copie », fait valoir Tegan Keele, leader, Données et technologies climatiques, à KPMG. « L’entreprise peut faire le tri et oublier le reste. »

Avec un centre ouvert cet été à Montréal, qui s’ajoute au siège social de Francfort et à ses autres bureaux, l’ISSB apportera de la clarté. On compte créer une base de référence mondiale pour orienter l’information sur la durabilité d’ici le début de 2023. Trois avantages sont évoqués : les investisseurs seront mieux renseignés, les analystes pourront comparer les entreprises entre elles, et ces dernières seront poussées à progresser.

« L’information sur les facteurs ESG a toujours été là sous diverses formes, mais désormais, on reconnaît que les enjeux ne sont pas à dissocier de la performance financière », précise Rosemary McGuire, directrice, Information destinée à des tiers et marchés financiers, à CPA Canada. « Ces renseignements, loin d’être facultatifs, deviennent essentiels pour évaluer les perspectives d’avenir d’une entreprise. »

L’ISSB s’appuie sur deux acteurs clés en normalisation, le Sustainability Accounting Standards Board et le Groupe de travail sur l’information financière relative aux changements climatiques. Il y a quelques mois, l’ISSB publiait des projets de normes fondés sur le travail des deux organismes, qui définissent les exigences générales en matière d’information sur la durabilité et les changements climatiques. Les entreprises seraient tenues de fournir des informations à l’égard de quatre thèmes :

  • processus de gouvernance pour gérer les risques liés à la durabilité; 
  • stratégies à court, à moyen et à long terme en matière de durabilité;
  • protocoles de gestion des risques;
  • indicateurs et cibles de durabilité.

Elles seraient amenées à décrire l’incidence que pourraient raisonnablement avoir les risques liés au climat sur leur modèle économique, leurs flux de trésorerie et leurs coûts d’emprunt. Les entreprises aborderaient les risques intermittents (inondations, ouragans) et permanents (hausse des températures, élévation du niveau de la mer).

Les dangers sont réels. D’après une récente étude de Deloitte, les changements climatiques, faute de mesures pour les ralentir, pourraient coûter 178 000 G$ à l’économie mondiale d’ici 2070. L’ISSB en est convaincu, les normes aideront les investisseurs à traverser les turbulences.

« La mission qui nous a été confiée, c’est de répondre aux besoins des investisseurs », précisait Emmanuel Faber, président de l’ISSB, dans un entretien de l’été dernier avec Richard Olfert, président du Conseil de CPA Canada. « Nos démarches, la qualité et la portée voulue des normes, tout doit y concourir. »

La création du Conseil canadien des normes d’information sur la durabilité annoncée en juin vise à faire entendre le point de vue du Canada. L’organisme travaillera en concertation avec l’ISSB pour faciliter l’adoption des nouvelles règles sur la présentation d’information relative à la durabilité au Canada, précise Omolola Fashesin, directrice de projets, Normes d’information sur la durabilité, Normes d’information financière et de certification Canada.

En définitive, ce sera aux autorités de réglementation de décider quelles normes appliquer. Au Canada, aux États-Unis et en Europe, elles ont toutes publié des projets de règles sur la présentation d’information sur la durabilité et les changements climatiques. Malgré certaines différences, Rosemary McGuire s’attend à ce que les dispositions convergent, en fonction des normes proposées par l’ISSB.

À souligner, aux États-Unis, dans la sphère politique où évoluent les conservateurs, ces propositions suscitent une vive opposition. Dans un éditorial du Wall Street Journal, l’ancien vice-président Mike Pence a qualifié la montée des facteurs ESG de « stratégie pernicieuse d’une gauche bien pensante ». En août, Ron DeSantis, gouverneur de la Floride, pressenti comme candidat aux présidentielles, interdisait à la caisse de retraite de l’État de fonder ses décisions d’investissement sur les facteurs ESG. Il décriait toute « ingérence partisane » dans les mécanismes des marchés.

Cependant, les spécialistes croient que l’adoption de règles de présentation de l’information sur la durabilité, basées sur des données probantes, contribuerait largement à dépolitiser les décisions d’investissement. « Une masse critique d’intéressés réclame de l’information, ajoute Rosemary McGuire. L’émergence des normes viendra dissiper les doutes, et nul n’y verra des manœuvres politiques, des intentions cachées. »

Au Canada, 94 % des principales sociétés cotées font déjà état de leurs résultats ESG, selon l’International Federation of Accountants (IFAC). Mais que choisissent-elles de dire? Comment leurs déclarations sont-elles attestées? À peine la moitié des entités canadiennes qui ont publié des données sur la durabilité en 2020 les ont fait certifier, comparativement à 95 % en France. Dans l’ensemble, elles présentent des rapports sur la durabilité audités près de 100 jours après la publication des états financiers audités, contre 9 jours en Europe.

Avec la codification des normes, ces délais devraient disparaître.

« La présentation de l’information par les entités cotées sera mieux intégrée, continue Bob Bosshard. Dans le rapport annuel, on trouvera non seulement de l’information financière, mais aussi des données convaincantes sur les questions de durabilité. Durabilité et finances sont interreliées, pour les risques entrevus et les réalisations attendues. »

La Norme canadienne de missions de certification (NCMC) 3000, Missions d’attestation autres que les audits ou examens d’informations financières historiques, peut s’appliquer avec tout référentiel sur la durabilité. « La norme de certification existe, on est fin prêts, on attend que les autorités précisent les exigences et les étapes à suivre », ajoute Bob Bosshard. (Le Conseil des normes internationales d’audit et d’assurance [IAASB] travaille sur de nouvelles normes de certification qui offriront des solutions adaptées aux critères de l’information sur la durabilité.)

En général, l’information sur la durabilité fait l’objet d’une mission d’assurance limitée, mais à mesure qu’évoluera le marché, on passera plutôt à une mission d’assurance raisonnable, plus rigoureuse, précise Bob Bosshard. « Nous sommes aux premières étapes du parcours. »

Certaines lignes de faille ont complexifié la démarche de normalisation. Dans le respect des projets de normes de l’ISSB, les sociétés sont tenues de présenter de l’information sur la durabilité qui a des incidences sur leur valeur. Pour certains, il faut aller plus loin et faire état des impacts environnementaux qu’ils aient ou non des incidences financières significatives. C’est le principe de la double importance relative, au cœur des règles de présentation de l’information proposées en Europe.

Une approche clé, à l’heure où les changements climatiques s’accélèrent et où la pollution s’intensifie, souligne Charles Cho, professeur à la Schulich School of Business de l’Université York qui se consacre aux questions de comptabilité durable.

« Envisager la durabilité du seul point de vue de l’investisseur, c’est mettre en péril le devenir de la planète. »

Les normes devraient obliger les entités à présenter des faits sur leurs émissions de GES et de polluants, poursuit-il. C’est essentiel pour prévenir l’écoblanchiment et amener les acteurs du monde des affaires à repenser leurs relations avec la planète.

Dans les rapports annuels, on voit des bambins, un ciel bleu. « Une stratégie de communication futile, ajoute-t-il, à remplacer par des données scientifiques. »

Nombre d’observateurs tels que Rosemary McGuire soulignent l’importance d’une analyse éclairée des impacts environnementaux au sens large. Cela dit, en ciblant ses efforts, l’ISSB publiera ses règles sans délai et se positionnera en tête dans une sphère en mouvance.

« Il n’y a pas forcément incompatibilité entre les besoins des investisseurs et les attentes des autres parties prenantes », fait-elle remarquer.

Quel que soit le référentiel mis de l’avant par les autorités, on s’accorde à dire que sa mise en œuvre sera complexe.

« Répondre aux attentes des investisseurs à l’égard de l’information non financière, voilà tout un défi », expliquait Marc Seigel, spécialiste de la durabilité chez EY, présent à un colloque tenu il y a quelques mois.

« Les marchés, le Financial Accounting Standards Board et la Securities and Exchange Commission ont eu 90 ans pour réaliser cet objectif. Et nous tentons d’atteindre la cible en 90 mois, voire 90 jours. Le parcours sera difficile. »

LES CPA ET LA DURABILITÉ : EN SAVOIR PLUS

Lisez le rapport de CPA Canada sur l’engagement du Canada à atteindre la carboneutralité d’ici 2050. Voyez en quoi les CPA peuvent jouer un rôle de premier plan dans cette période de transition. Lisez un article sur les façons dont les CPA peuvent mener des initiatives ESG ou intégrer les facteurs ESG en vue de créer de la valeur à long terme, ou encore communiquer des objectifs en matière de carboneutralité. Apprenez-en davantage sur le rôle de la finance durable et découvrez ce qu’implique la mise en place d’une chaîne de valeur durable.